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complimens et nul appui. Je me voue à n’être que la pierre angulaire, mais mes enfans seront ici au niveau de tous. Malgré pauvreté pour le pays, maladresse et revers domestiques, je m’étais soutenu, j’avais marié mes filles. Ou, demandait : Est-il pauvre, est-il riche ? Et le comte du Luc répondit un jour : Il vit simplement, sagement et dans l’indépendance, et dans les grandes occasions il a la noblesse d’un vrai prince. Ces mots furent de la plus mauvaise langue de Paris. En 1771 encore, quand je fis venir à Paris ce sujet [le comte son fils], pour peu qu’il eût pu être proposé pour un honnête homme, j’avais dans ma manche les deux cabales contraires pour lui faire épouser un parti qui l’eût rendu beau-frère du prince de Rochefort… Au lieu de cela, ce fol va s’offrir en mariage à une demoiselle de Normandie pour l’avoir vue au bal. Renvoyé en Limousin, il voulait épouser Mme de la Queuille et me met dans l’embarras vis-à-vis la noble façon d’agir du marquis son frère. Mlle de Marignane était assurément un grand parti ; mais je vis bien à la façon dont le cardinal de Bernis me répondit au sujet de ce mariage, lui qui m’avait mandé que je valais la reine de Hongrie pour établir mes enfans ; je vis bien, dis-je, qu’il avait attendu autre chose de moi.


En définitive, et faute de la fille d’une reine, le marquis de Mirabeau ne dédaignait pas d’avoir pour bru la plus riche héritière de Provence en perspective ; et il n’avait pas douté que son fils ne l’eût manquée par une précipitation ou par une imprudence analogue à ses bévues antérieures. Il n’en était rien. Mais ses reproches firent que le comte jura de leur donner un démenti, éclatant et tel que, s’il réussissait, on pût douter encore de sa délicatesse, mais non plus de ses dons innés et irrésistibles d’usurpation, d’empire et de séduction. Jusqu’alors il n’avait fait que peloter en attendant partie. Il se divertissait ailleurs. Aussi, pendant les six mois qu’il avait vu presque chaque jour Mlle de Marignane, ne l’avait-il guère qu’amusée. Les soins qu’il lui rendait étaient des plus flatteurs. Emilie avait beau ne pas aimer la comtesse de Vence : elle attachait un prix extrême aux encouragemens d’écouter le comte, qu’elle recevait indirectement de cette sage et spirituelle grande dame. La seconde fille de Mme de Vence, Julie, fiancée au fils du marquis de Tourettes, avait pris Mirabeau de belle passion : « Si celui-là vous pèse, lui disait sa mère, celui-ci vous incendiera. » Mais cette réflexion, au lieu d’éteindre la flamme de Julie de Vence, y mettait plus d’effervescence. L’imagination de Mlle de Marignane en était aussi activée ; elle s’intéressait chaque jour davantage à un jeune homme dont Mme de Vence pensait détourner sa fille en lui en traçant ce portrait : « Force de tête, génie vigoureux, élocution charmante, enjouement aimable, mais que de fougue ! ses passions