Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/575

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et bougon. Enfin, le bon docteur aimait Emilie : il la plaignait de grandir comme un objet inutile et même peu agréable à la maison Marignane, puisqu’un jour Emilie en éteindrait le nom et en distrairait les biens, en adoptant par le mariage une famille étrangère. Ses tantes, Mme de Réauville et Mme de Grasse du Bar, — celle-ci, en particulier, — n’eussent pas été fâchées qu’elle mourût fille ; toute la fortune de leur frère fût revenue à leurs propres enfans. L’influence de cet entourage revêche ou cupide était fort propre à déformer le caractère d’Emilie et à éteindre sa sensibilité. Elle ne contracta que l’habitude de la dissimulation, l’impatience d’un joug blessant, et une certaine incrédulité touchant l’efficacité des règles de morale qu’on ne lui prêchait pas d’exemple. Elle ne devint ni fausse, ni sèche, ni indocile, ni même trop inconsidérée. Il était à prévoir pourtant qu’abandonnée à ses réflexions, elle exercerait sa curiosité plus que son jugement, et qu’elle se laisserait prendre à l’extérieur aimable des personnes et des choses, sans beaucoup d’égard à leur fond. Elle prit secrètement du goût pour l’existence libre et frivole de son père. Elle se crut bientôt faite pour la partager avec lui. Et, de fait, elle y avait des dispositions innées.

Les vœux d’Emilie allaient ainsi, innocemment, sinon au fruit défendu, du moins au milieu qui le produisait. Mais comment se fût-elle méfiée de cette attraction ravissante ? En y cédant, Emilie ne partageait pas son affection entre son père et des objets différens de lui. Le marquis de Marignane était le type accompli de l’épicurien ; il l’était avec une noblesse affable et imposante ; il n’était que cela, disait le bailli de Mirabeau, « bonhomme, d’ailleurs, et homme d’honneur à la française. » Il eût fallu beaucoup de sagacité à Emilie, et fort peu de candeur, pour démêler qu’en ce personnage séduisant, c’était à l’épicurien autant qu’au père qu’elle vouait son admiration et son amour. Elle avait encore ce motif pour désirer de vivre dans la société de M. de Marignane, qu’il n’y avait aucun espoir, de l’en détacher jamais ; pour jouir de sa présence, il fallait l’y suivre et y faire les frais de sa gaîté. Toute l’affection dont il était susceptible, il la partageait entre sa maîtresse, assez laide et qu’on lui avait imposée, Mme de Croze, et son fastueux ami, le comte de Valbelle, qui rassemblait en son château de Tourves. sous le nom de cour d’amour, une compagnie dissolue, intrigante, furieuse ennemie de quiconque gênait son amusement. M. de