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mais, pauvres mortels souffrans et pitoyables, consolez-vous de cette lacune qui laisserait peut-être vos imaginations troublées et vos cœurs meurtris. M. Viviani vous « relève ; » il a mieux à vous offrir, il a le ministère du Travail.

Nous le disons sans ironie, c’est par ce détour imprévu qu’il a justifié la création de son ministère. Il se charge expressément du rôle de la providence, providence toute terrestre, mais qui n’en est que davantage à notre portée, et par conséquent bien supérieur à l’autre. C’est à lui que les ouvriers devront désormais adresser leurs prières : nous verrons comment il les exaucera. Quelques socialistes, un peu moins naïfs que les autres, s’en sont montrés préoccupés. L’un d’eux, qui n’a pas voté l’affichage du discours, a expliqué pourquoi à M. Jaurès, qui a porté aussitôt cette explication à la connaissance de ses lecteurs habituels : en votant l’affichage, il aurait craint de se porter garant, non pas de la bonne foi de M. Viviani, ni de sa bonne volonté, mais de l’efficacité de son action. « Or il va se heurter, a continué l’interlocuteur de M. Jaurès, à la résistance du milieu capitaliste, gouvernemental, parlementaire : la disproportion sera immense entre les pauvres résultats qu’il pourra obtenir, même aidé par nous, et le but éclatant qu’il propose à l’effort ouvrier. Il ne faut pas que, dans cette déception inévitable, le parti socialiste organisé ait une part de responsabilité. » Réserve prudente et sage : peut-être s’est-on trop pressé de supprimer Dieu et le paradis pour les remplacer par M. Viviani et le ministère du Travail. M. Jaurès avait autrefois constaté lui aussi que la « vieille chanson » qui avait longtemps consolé nos pères s’était tout d’un coup éteinte sur les lèvres de leurs enfans, et il concluait déjà qu’il fallait trouver autre chose. Il craint évidemment que M. Viviani ne l’ait pas trouvé : mais lui-même a-t-il été plus heureux ? Il avait promis pour la rentrée toute une série de projets de loi qui rendraient enfin le socialisme réalisable : nous attendons toujours. M. Jaurès redoute la faillite de M. Viviani : ne peut-on pas déjà constater la sienne ? Quelle distance entre ces rêves démesurés et les réalisations mesquines qu’on nous présente ! encore ne pouvons-nous pas appeler cela des réalisations. Combien M. Clemenceau, dans le discours où sa fortune politique a pris un nouvel élan, avait raison contre la confiance crédule de M. Jaurès, qui, à son tour, a trouvé un peu risquées les promesses de M. Viviani ! On vient de voir une fois de plus jusqu’où, avec de simples mots, on peut conduire une Chambre jeune et inexpérimentée. Notre histoire révolutionnaire a déjà fourni beaucoup d’exemples de ces surprises oratoires, où l’exal-