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dans la mêlée moderne, militant du socialisme, il s’est demandé quelle période de l’histoire offrait avec notre époque les plus frappantes analogies. Il lui a semblé que c’était celle où l’ancienne société romaine fait place à une société nouvelle, où la Rome républicaine se change en la Rome impériale. Que ce soit aux dernières années du XIXe siècle, ou que ce soit à la veille de l’ère chrétienne, un monde fait place à un autre. Ce rapprochement s’est imposé à l’esprit de l’historien, comme certaines associations d’idées, d’images, de mots, s’imposent au poète. De la valeur de ce rapprochement va dépendre la valeur de son œuvre. Est-il besoin de faire remarquer d’ailleurs combien cette étude comparée du passé et du présent peut nous aider à mieux comprendre l’un et l’autre ? En transportant dans le passé les enseignemens que nous devons à l’expérience des temps, nous l’éclairerons. En apercevant le travail qui se fait autour de nous sous la forme arrêtée et précise des événemens de jadis, nous le rendrons visible et palpable. Le passé redeviendra actuel, l’actualité prendra le relief, la consistance, la netteté de ce qui est non pas en voie de se faire, mais déjà accompli. Par une réciprocité de services, la sociologie nous mène à l’histoire, et l’histoire sert d’illustration à la sociologie.

Que M. Ferrero ait vu juste en faisant choix de la décadence romaine pour la rapprocher de l’état de notre monde moderne, cela n’est guère contestable. Et à mesure que nous avançons dans la lecture de ses livres, il est singulièrement intéressant de voir peu à peu se découvrir les traits communs aux deux époques. L’ancienne société romaine était aristocratique, guerrière, agricole, fondée sur l’autorité familiale et sur une discipline austère. Un trait va dominer toute la société nouvelle, le désir des jouissances, le goût du bien-être. « Il en arrive toujours ainsi dans l’histoire : le désir d’agrandir son propre train de vie naît d’abord chez quelques-uns seulement, mais si ceux-ci ne sont pas vaincus par la résistance des vieilles mœurs qu’ils doivent en partie troubler pour se satisfaire, on voit grossir à chaque génération le nombre de ceux qui veulent participer aux jouissances nouvelles et s’accroître leurs désirs par la contagion de l’exemple et par la nécessité presque mécanique des événemens, au fur et à mesure que l’ancienne société périt… Tout alors change, traditions, institutions, idées, sentimens, pour satisfaire l’universel besoin d’une existence plus riche. » Le fait est qu’on voit à Rome des courans révolutionnaires envahir tout à la fois droit privé, éducation, littérature. Sous l’action de l’unique désir de jouir vont se dissocier et s’anémier toutes les forces qui jusqu’alors avaient formé un puissant organisme, et