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de qui je devrais attendre des services et de la protection sont celles qui me traversent le plus. Notre étoile n’est pas heureuse !


Parmi les lettres inédites dont on vient de lire des extraits, le billet qui précède est le dernier tracé de la main même de Mme du Deffand. Il existe, à cette date, une lacune d’environ deux ans dans cette correspondance, et, quand en reprendra le cours, la marquise, à son grand chagrin, aura dû déposer sa plume, pour recourir à celle de quelque secrétaire, le plus souvent à celle de Wiart, son factotum. C’est que, pendant cet intervalle, la cécité a presque achevé son œuvre. Ce n’est pas encore la nuit close, mais une sorte de crépuscule, dont la mélancolie se répand, comme un voile de deuil, sur les pensées et sur les sentimens de la malheureuse créature. Elle ne veut pourtant pas encore s’avouer vaincue ; elle s’accroche à l’espoir obscur qu’une vie de calme et de repos, en améliorant sa santé, pourra, sinon conjurer le danger, tout au moins retarder la fatale échéance ; et c’est alors que lui revient l’idée, — déjà, nous l’avons vu, autrefois vaguement caressée, — d’un long séjour auprès des siens, loin de la capitale, dans ce vieux château de Champrond où elle est née et qu’elle n’a pas revu depuis le temps de son enfance. Sa détermination fut prise dès le mois de juillet 1751, comme en témoigne ce passage d’une lettre de son ami Saladin, qui date de cette époque : « Je ne sais ce que je ne donnerais point, lui dit-il, pour que de bonnes et solides raisons pussent vous faire donner au séjour de Champrond la préférence sur celui de Paris ; mais n’imaginez pas être dans le vrai quand vous pensez que s’ennuyer dans le lieu des amusemens soit cent fois pis que s’ennuyer dans la retraite. Ce serait comparer un violent mal de dents à un ulcère. Il y a tel moment où l’on peut pâtir plus de l’un que de l’autre ; mais les deux états ne se ressemblent point ! » En tous cas, si quelques amis furent informés de son dessein, ses parens n’en eurent connaissance qu’à la dernière minute, la veille même de l’exécution. Aux uns ni aux autres, d’ailleurs, elle n’en confesse le vrai motif ; une espèce de pudeur la pousse à leur dissimuler l’infirmité qui la menace.


De Paris, 18 mars 1752[1]. — Je suis fort aise, ma chère sœur, de la nouvelle que vous m’apprenez[2]. J’en ai d’abord été effrayée, parce que je

  1. Lettre de l’écriture de Wiart.
  2. Il s’agit de l’entrée en religion de la fille ainée des d’Aulan.