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ménage, chacun d’eux conservant toutefois une indépendance relative. Après six ou sept ans, la cohabitation parut lourde à tous deux ; ce fut alors que Mme du Deffand mit ses amis en campagne pour trouver un logement où elle pût terminer ses jours. La recherche fut longue ; la marquise séchait d’impatience, et, avant même que son choix fût fixé, elle s’occupait déjà de commander ses meubles. Sa sœur d’Aulan reçut mission de faire tisser l’étoffe dans les ateliers d’Avignon : c’est cette fameuse « moire bouton d’or, » ornée de « nœuds couleur de feu, » dont les mémoires et les lettres du temps donnent des descriptions enthousiastes. J’en ai tenu un échantillon dans mes mains, épingle au coin d’une des lettres, et je puis certifier qu’elle mérite sa réputation, par la richesse et l’éclat merveilleux du ton, la beauté du tissu et le goût parfait du brochage. Il en sera souvent question dans les pages qu’on va lire :


22 avril 1746. — Je vous apprends pour nouvelles, ma chère sœur, que je viens de louer un très joli appartement à Saint-Joseph[1]pour la Saint-Jean prochain. J’ai un grand empressement de l’habiter, mais c’est ce que je ne pourrai pas faire que mon meuble ne soit fini. Ainsi je vous conjure d’apporter tous vos soins pour que mes étoffes soient faites et que je reçoive incessamment mes cent aunes de serge blanche, mes soixante-dix aunes de taffetas jaune et mes trente aunes de taffetas cramoisi. Vous me rendrez heureuse, puisque vous me mettrez en état de quitter une habitation où je me déplais fort, et qu’il est très essentiel de déménager dans une belle saison et dans le temps que les jours sont longs. Et puis, je me sers d’un tapissier qui est à Mme la duchesse du Maine et qu’elle emmène à Anet avec elle à la fin de juillet. Je suis fort bien avec l’abbé ; nous nous séparerons avec plaisir, mais en bonne amitié ; je crois qu’il sera aise d’être seul chez lui, et moi je serai ravie d’être dans un autre quartier, et de n’avoir d’obligation à personne. Voilà une confidence achevée de ma situation ; j’attends de votre amitié que vous fassiez de votre mieux pour me faire plaisir.

4 août 1746. — Je vais à Versailles aujourd’hui ; il y a treize mois que je n’y ai été, et je suis tout effrayée de cette fatigue et de cette contrainte ; mais je m’aperçois qu’on oublie les gens qu’on ne voit pas, et que l’habitude est ce qu’on appelle communément l’amitié. J’y ferai un séjour très court. Je suis dans les ouvriers jusqu’au col à Saint-Joseph, mais, malgré ma diligence, je suis persuadée que je ne pourrai pas l’habiter avant la fin d’octobre.

24 janvier 1747. — Je vous remercie de tous les soins que vous vous donnez pour l’étoffe. Faites-m’en faire cent aunes ; il m’en faudra même encore davantage par la suite… Rien n’est si beau que le meuble que je

  1. Dans la réalité, comme on le verra tout à l’heure, le bail ne fut signé qu’un an plus tard le 24 avril 1747