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voyage. Vous ne devez pas douter du chagrin que cela me fait, car je vous dirai naturellement que, ne me trouvant point dans cette ville comme j’y étais autrefois, je m’y ennuie fort. Je ne sais plus quand je serai assez heureux pour en pouvoir partir.


La tristesse s’accentue dans la lettre suivante :


Je m’étais flatté, après tout ce qui m’est arrivé, que je n’avais plus rien à craindre ; je trouve cependant le contraire. Il faut enfin se détacher de tout ce que je pouvais espérer de gracieux. Cela me console de mes malheurs passés et rend ma situation moins triste, puisque je suis le seul qui en souffrirai… Je suis très sensible à l’honneur que me fait monsieur votre père, dont je suis bien fâché de ne pouvoir profiter ; mais tout ce qui m’est arrivé m’interdit son pays. Je suis charmé de ses honnêtetés et qu’il connaisse que je n’avais pas tout le tort qu’il croyait[1].


La marquise, à l’entendre, n’a pas l’âme beaucoup plus joyeuse :


J’ai été fort incommodée, ma chère sœur, mande-t-elle à Mme d’Aulan[2], je me porte mieux à présent. Mon frère a été ici près d’un mois ; il en est reparti depuis deux jours ; il est fort intrigué par la compagnie de cavalerie qu’il veut faire ; il cherche partout de l’argent ; il est actuellement à Dijon. Ma grand’mère est depuis huit ou dix jours à Lépire[3] ; elle se porte mieux que nous autres. Je compte aller de bonne heure à la campagne ; Paris est un Lépire bien ennuyeux pour quelqu’un d’aussi peu riche que je suis !… J’ai bien du chagrin et bien des vapeurs. Vous êtes heureuse, ma chère sœur, vous avez un mari qui vous aime et que vous aimez, vous ne connaissez point les malheurs de la vie, et vous jouissez de tous ses agrémens. Loin d’envier tous vos bonheurs, je souhaite qu’ils augmentent encore et qu’ils continuent toujours pour vous ; mais je n’attends ni n’espère point pour moi un état heureux ; je le voudrais seulement exempt de peines. Vous voyez que mon imagination n’est pas bien gaie, mais je compte assez sur votre amitié pour croire que vous vous intéressez à ma situation et que vous l’adoucirez par les assurances de votre tendresse. Vous devez compter sur la mienne pour toute ma vie.


À cette vague impression de tristesse, des événemens survenus coup sur coup apportèrent des causes plus précises. Ce fut d’abord la fin tragique de son amie intime, la célèbre marquise de Prie. Lorsque celle-ci, partageant la disgrâce du duc de Bourbon, son amant, fut exilée à Courbépine[4], Mme du Deffand l’y

  1. Lettres des 4 et 18 juin 1725. — Archives de la Drôme.
  2. Lettre du 15 mars 1727. — Ibid.
  3. Propriété de la duchesse de Choiseul.
  4. Château de Mme de Prie, situé près de Bernay et aujourd’hui détruit. L’ordre d’exil est du 19 juin 1726.