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alors le sol européen. « Ma formule ethnique, ajoute-t-il avec un fin sourire, serait de la sorte un Celte, mêlé de Gascon, mâtiné de Lapon. »

Il va se servir sur le tard de cette conception si élastique du mélange des races, — qu’il empruntait peut-être au comte de Gobineau dont elle fut, comme on le sait, l’idée fondamentale, — pour rétracter les affirmations ethnologiques de son passé. Le plus frappant témoignage de ce nouvel état d’esprit est la conférence prononcée en Sorbonne le 11 mars 1882[1], et publiée sous ce titre : Qu’est-ce qu’une nation ? Renan ne nie pas tout à fait l’origine germanique des nationalités européennes dont l’unité fut cimentée par une aristocratie de conquête, et la stricte hérédité du pouvoir monarchique. Mais combien il apporte à présent d’atténuations à ces vues de sa jeunesse ! Il montre avec complaisance les conquérans barbares rapidement submergés par les masses conquises. Leurs femmes, dit-il, furent germaniques peut-être, mais leurs concubines étaient latines, assurément. De là, des adultérations quotidiennes du sang des dominateurs, et bientôt une confusion ethnique inextricable, que Gobineau a toujours fait profession d’abhorrer pour l’égalité qui en est résultée, et que Renan applaudit à cette heure précisément pour ce même résultat. À son avis, la différence de race entre conquérans et conquis se fait sentir au siècle de Grégoire de Tours, mais non pas au-delà. Depuis ce temps, nul ne sait en France s’il est Alain ou Burgonde ; et il n’est pas dix familles pour être en mesure d’établir authentiquement leur origine franque. Encore faudrait-il faire abstraction de ces immixtions secrètes, qui ne laissent nulle trace à l’état civil.

Au total, une nation n’est ni une dynastie, — comme Renan l’enseignait jadis, — ni une race, — car aucune n’est pure aujourd’hui, et l’on rencontrait déjà dolichocéphales et brachycéphales côte à côte dans les rangs des proto-Aryens : — ni une langue, ni une religion, ni même un territoire, bien délimité géographiquement par fleuves ou montagnes. Une nation est un être purement moral, fait du souvenir d’un passé et de l’espoir d’un avenir commun : c’est le résultat d’une sorte de plébiscite quotidien. Il est vrai que ces dernières assertions sont de toute évidence inspirées à l’auteur par la préoccupation de l’Alsace

  1. Discours et Conférences, p. 277 et suiv.