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oublier la vie qu’elle a laissée derrière elle et dont elle a conservé l’empreinte. Son allure est moins dégagée, son sourire moins ouvert quand elle repasse aux sentiers de son matin. Et puis, si les infortunes de notre pays ont incliné Renan à l’indulgence, s’il justifie ses « inconséquences » d’opinion par l’amour de la patrie à laquelle on ne saurait tenir rancune, il ajoute dans un élan révélateur : « Mieux vaut se tromper avec elle que d’avoir trop raison avec ceux qui lui disent de dures vérités[1]. » Il y a donc du patriotisme certes, et même du plus délicat, dans l’optimisme un peu factice de ses dernières années. Ne refusons pas d’en tenir compte, si quelque note moins sûre vient frapper notre oreille, au lyrique prestigieux dont nous allons écouter un instant la palinodie.

Et voici d’abord sa révérence à l’Allemagne. « Bonjour, Messieurs, » comme l’a dit un peu plus tard un grand parti politique à une faction dont il avait un moment accepté l’alliance ! Lisons la préface qui fut mise par l’auteur de la Réforme intellectuelle et morale en tête du volume de ses Œuvres complètes qui a emprunté son titre à cet essai : « L’Allemagne avait été ma maîtresse. J’avais la conscience de lui devoir ce qu’il y a de meilleur en moi. Qu’on juge de ce que j’ai souffert, quand j’ai vu la nation qui m’avait enseigné l’idéalisme railler tout idéal, quand la patrie de Kant, de Fichte, de Herder, de Goethe s’est mise à suivre uniquement les visées d’un patriotisme exclusif, quand le peuple que j’avais toujours présenté à mes compatriotes comme le plus moral et le plus cultivé s’est montré à nous sous la forme de soldats ne différant en rien des soudards de tous les temps : méchans, voleurs, ivrognes, démoralisés. Aussi, nous devons nous garder de calomnier nos voisins d’outre-Rhin, mais, en revanche, il nous faut être désormais inexorablement justes et froids à leur égard. » Après tout, la France garde la meilleure part puisqu’elle possède des aristocrates de l’esprit tels que La Rochefoucauld, Saint-Simon, Saint-Evremond, Sévigné, La Vallière, Ninon de Lenclos. Notre pays excelle dans l’exquis, et n’est médiocre que dans le commun. Il est le sel du monde. Renan répond à l’orgueilleux : Gott mit uns du vainqueur par cette formule ingénieuse : il est évident que Dieu est avec nous, puisqu’il nous châtie.

  1. Discours pour la réception de M. de Lesseps à l’Académie française.