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fois plus habilement sa route. Son souvenir, plus fidèle que celui de ses concitoyens, lui rappelle maintes affirmations de son âge mûr, devenues presque incroyables à sa vieillesse, et qu’il s’agit donc de retirer, ou même de contredire insensiblement. Avec quelle ingénieuse prudence, avec quels mouvemens souples et discrets, avec quelles délicatesses de vocabulaire et quels prestiges d’argumentation ! Il faut, pour l’admirer dans ce rôle, lire ses écrits autobiographiques ou encore les allocutions si désirées, si applaudies, qui remplirent ses dernières années : « Je suis, par essence, un légitimiste… Il me faut une dizaine d’années pour que je m’habitue à regarder un gouvernement comme légitime… Mais voyez la fatalité. Ce moment, où je me réconcilie et où les gouvernemens commencent de leur côté à devenir assez aimables pour moi, est justement le moment où ils sont sur le point de tomber et où les gens avisés s’en écartent. Je passe ainsi mon temps à cumuler des amitiés fort diverses et à escorter de mes regrets, par tous les chemins de l’Europe, les gouvernemens qui ne sont plus… Les légitimistes à ma façon se préparent dans notre siècle de cruels embarras[1]. » Cela est charmant.

Une série d’expériences politiques fâcheuses expliquerait donc la prudente lenteur de Renan dans sa seconde adhésion à la démocratie républicaine. Mais, cette fois, il eut tout le temps d’accomplir son évolution, car il connut la surprise agréable de voir durer plus de dix ou quinze ans le régime avec lequel il s’était encore une fois « réconcilié, » et qui se montrait à son égard plus « aimable » qu’aucun des précédens ne l’avait été. Il se mit à loisir au diapason de l’opinion ambiante, et ce fut, comme on le sait, sur des gammes d’accords parfaits, sur des flots d’harmonie sans dissonance que s’acheva le duo de ce virtuose incomparable et de la voix publique, empressée à reprendre en chœur tous les thèmes mélodiques qu’il lui plut de moduler durant ses derniers jours.

Toutefois, si l’on en juge par le ton de ces savantes et délicates improvisations, on dirait que le grand artiste est moins sincère dans sa nouvelle manière que dans la précédente. Ne nous en étonnons pas trop. La vieillesse peut bien revenir avec prédilection aux tendances de la première jeunesse, mais elle ne saurait

  1. Discours et Conférences, p. 242 et suiv.