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anglaise de l’impérialisme théorique. Prospero y travaille pour sa part en chimiste, dans un laboratoire qui ressemble sans doute à celui de M. Berthelot : ou plutôt en alchimiste, comme il convient au décor shakspearien qui l’entoure, car le duc nous montrera, dans une vision soudain évoquée par sa puissance magique, des dieux d’acier, aux articulations mécaniques soigneusement graissées, qui massacrent et jettent au néant tous les autres dieux du passé.

L’impérialisme scientifique de Renan garde donc encore ici quelque reflet d’aryanisme tenace. Le germanisme est désormais moins favorisé, car le sournois Wagner, qui représente dans le drame de Caliban les étroitesses de l’érudition allemande[1], y est assez maltraité ; et l’on y voit figurer en outre un certain Siffroi, qui ressemble trait pour trait au Prussien de légende, dont l’imagination populaire avait façonné le type effrayant après l’invasion de nos campagnes. Siffroi est un ogre, un croquemitaine. Ce pandour, abruti par la boisson, ne rêve que massacres et incendies : « Il faut, dit-il entre deux hoquets, rendre la guerre aussi cruelle que possible. Ah ! la bonne odeur ! Des paysans viennent d’être rôtis dans leurs maisons : cela sent l’oignon brûlé… Dire que, sans ces deux femmes, le bombardement serait continué, etc. » Aussi, quand l’odieux personnage expire enfin, c’est à la façon du traître Judas : Crepuit médius.

Caliban n’a qu’un rôle ingrat dans le drame qui porte son nom, mais il sera réhabilité dans l’Eau de Jouvence par un penseur que nous allons voir revenir chaque jour davantage en ce temps aux convictions démocratiques de sa première jeunesse, et aux suggestions de l’impérialisme plébéien sans mélange. En effet, anobli par le miracle d’une rapide éducation, le monstre se permet de morigéner Ariel à son tour : « Petit fat, qui ne peux te rendre compte de ce qu’il y a de mérite pour l’homme sorti du limon à secouer sa lourde croûte terreuse et à forcer la herse dont s’entourent les hommes à la peau blanche, au sang vermeil… Les grognemens de Caliban, l’âpre haine qui le porte à supplanter son maître sont le principe du mouvement de l’humanité. »

Oui, Renan comprend enfin que la conquête plébéienne peut être principe de mouvement en avant et source de progrès pour la raison collective, autant que le fut jadis la conquête aryenne

  1. En revanche, dans l’Eau de Jouvence, un autre représentant de la science d’outre-Rhin, Gottescalc, sera proclamé le meilleur élève de Prospero.