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Les Dialogues philosophiques gardent donc encore quelque complaisance pour la conception germaniste de l’histoire. Ajoutons sans tarder que, dix-huit ans plus tard, le dernier Examen de conscience philosophique de Renan sera l’écho du premier des Dialogues seulement, c’est-à-dire une suprême paraphrase des doctrines mystiques et humanitaires de la philosophie allemande. Son esprit avait donc entièrement éliminé vers la fin de sa vie les élémens d’impérialisme germaniste qui furent si longtemps unis à la substance même de sa pensée.


IV

Pourtant, l’inspiration du troisième Dialogue survit encore quelque peu dans les premiers de ses Drames philosophiques, dans Caliban surtout, qui fut publié en 1878. Le fils difforme de la sorcière Sycorax symbolise dans ces pages le peuple, issu des races inférieures qui, longtemps dissimulées au regard de l’historien par l’alluvion de la conquête aryenne, se reprennent depuis quelques siècles à percer peu à peu les rangs éclaircis de leurs dominateurs. Les ancêtres de Prospero, duc de Milan, se sont efforcés d’enseigner à Caliban la langue des Aryas. « De poisson fétide, il est devenu homme, et, maintenant, il parle presque comme un fils des Aryas. » Mais Caliban paye par une « monstrueuse ingratitude » des éducateurs qui lui inculquèrent à coups de bâton les principes de la grammaire indo-européenne, et il riposte avec brutalité : « Je n’ai pris de la langue des Aryas que l’injure et le blasphème. C’est plus fort que moi : je ne puis m’empêcher de maudire. » Ariel, au contraire, se sent dévoué, par un mobile de pur amour, à l’aristocratie éducatrice. Il symbolise sans doute ces sujets bénévoles des « tyrans positivistes » dont le troisième Dialogue philosophique nous a prédit qu’ils porteraient avec joie le joug du despotisme de la science. « Ce que Prospero cherche est si beau, dit cet aimable génie, que je suis heureux d’y contribuer en obéissant. Oui, j’ai pour lui un culte au moins d’hyperdulie. Il n’est pas Dieu, mais il travaille pour Dieu. Il croit que Dieu est raison, et qu’il faut travailler à ce que Dieu, c’est-à-dire la Raison, gouverne le monde de plus en plus. Il cherche des moyens pour que la Raison soit armée et règne effectivement. » On le voit, c’est là un « impérialisme de la responsabilité, » comme dit l’école