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grande culture : de créer des êtres supérieurs, des demi-dieux que le reste des êtres consciens adorera et servira. La raison d’être de l’Univers, c’est la production du génie, privilège d’une élite qui doit dominer le monde et y établir le règne de la Raison, — autant qu’il est possible du moins. — Au surplus, Nietzsche ne laissait pas de faire, lui aussi, une certaine place à la force, d’attribuer un rôle au militarisme prussien dans ses projets d’élevage humain en vue de la production du génie. Et Renan, — qui vécut la guerre de 1870 en vaincu, mais n’en fut pas plus bouleversé peut-être que Nietzsche ne l’avait été par sa campagne en Lorraine dans les rangs du parti vainqueur, — Renan offre à son tour aux surhommes de son rêve un armement perfectionné, des engins meurtriers dont ils sauront seuls se servir. Il conçoit ses « tyrans positivistes » régnant comme jadis les brahmanes de l’Inde par la terreur superstitieuse qu’ils inspireront et doués d’ailleurs d’un pouvoir beaucoup plus réel que les prêtres védiques pour foudroyer à leur gré les impies, ou pour leur préparer, sans pitié, un enfer actuel et terrestre. Nulle considération humanitaire ne les arrêtera dans leur rigueur, car tout moyen semble bon dès qu’on l’emploie en vue du triomphe final de la Raison divinisée.

Pour plus de sûreté, les tyrans positivistes entretiendront, dans quelque canton perdu de l’Asie, un noyau de prétoriens, Bachkirs ou Kalmouks, prêts à toutes les besognes, doués de toutes les férocités. Un jour même, la science de ces mages s’étant étendue jusqu’à leur permettre de détruire à leur gré notre planète et de se faire sauter avec tout le bâtiment du progrès, le vulgaire le saura, et se le tiendra pour dit. Mais soucieux d’écarter au plus tôt de son rêve les images pénibles de la terreur, Théoctiste nous fait prévoir que l’humanité inférieure ayant été rapidement matée par le sentiment de sa faiblesse évidente, l’idée même de révolte s’éteindra bientôt dans son sein. Bien plus, la foule éprouvera satisfaction, et montrera de la joie à se subordonner aux demi-dieux du savoir. Rêve de théocratie sans contrôle, qui hanta plus d’un cerveau durant le siècle romantique ! Nul ne l’a présenté, comme en se jouant, avec plus de franchise et d’éclat que le Renan des Dialogues philosophiques.

A-t-il entièrement abandonné toutefois les complaisances de son âge mûr pour la notion de race, en faveur de sa foi juvénile dans l’avenir de la science et de la démocratie ? Pas encore.