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Jarls, le philosophe, nature religieuse et désintéressée, fleur de l’humanité pensante, est encore là, Dieu merci, retiré dans sa chambre, tranquille près de sa « bonne bibliothèque, » s’inclinant volontiers, non sans quelque ironie, devant les gens de guerre et les gens du monde qui lui ont fait ce loisir. Le « philosophe, » ici confondu avec le savant, comme au temps lointain de l’Avenir de la science, peut encore tout réparer. D’une part, il saura remplacer le charbon épuisé par quelque autre force naturelle asservie. D’autre part, il écartera le cauchemar des ruminans humains qui passaient tout à l’heure dans sa vision de l’avenir en assurant le règne d’une aristocratie bardée de fer. Quelques sages- tiendront dans leurs mains l’humanité tout entière par des moyens qui seront leur secret, et dont la masse ne pourra se servir. Et telle est la conclusion du second Dialogue, sur les probabilités de l’avenir.

La troisième conversation, qui expose seulement des rêves, va aussitôt éclaircir et développer ces pressentimens d’un impérialisme intellectuel et, pour ainsi dire, théocratique. En effet, un nouvel interlocuteur, Théoctiste, entre en ligne pour nous faire entrevoir, à l’exemple de Hartmann, une possible évolution de l’être au-delà des formes de l’humanité. Mais quel moyen choisira la conscience totale et universelle que nous appelons Dieu afin de réaliser ses plans de perfection future ? Quelle forme de gouvernement imposera-t-elle à nos descendans pour les guider vers la surhumanité ? Les solutions monarchique et démocratique sont écartées tour à tour, et nous demeurons en présence de la solution oligarchique ou aristocratique, qui possède, à n’en point douter, les préférences de Renan.

Il est frappant que, vers la même heure, le penseur qui devait donner la popularité à la conception du surhomme, Frédéric Nietzsche, s’abandonnait au-delà du Rhin à des rêveries fort analogues à celles que nous résumons. Formé, lui aussi, par l’étude de la philologie, conquis par l’influence de Schopenhauer, — sinon par celle de Hartmann qu’il rejette, — Nietzsche nous présente en quelque sorte une seconde édition exagérée, mal pondérée, bientôt déséquilibrée de l’âme de Renan. Il estimait, en 1871, que le but poursuivi par la race humaine doit être, non pas d’élever tous les hommes au même niveau intellectuel, ce qui est un vœu irréalisable, mais de rendre accessible à quelques-uns le charme de la haute intellectualité de la