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peut-être payer à son tour des gens rogues, sérieux et durs pour la gouverner : ainsi les Athéniens avaient des Scythes auxquels ils confiaient les fonctions de geôliers.

Mais déjà une philosophie plus clairvoyante de la force, un impérialisme théorique pur et non plus exclusivement germaniste, vient combattre les sophismes réactionnaires qui se placent trop facilement sous la plume du patriote désorienté. Il sent bien qu’il n’est pas de supériorité germanique à invoquer, si le prétendu Germain de la conquête peut être impunément guillotiné sur la place Louis XV par les Gaulois révoltés. Et il accepte ce principe « germanique, » qu’une société n’a un plein droit à son patrimoine que tant qu’elle peut le garantir. — Voilà un principe de bon sens et de raison qui n’a rien de spécifiquement germanique en vérité. C’est la loi qui régit le monde à tous les degrés des manifestations de la vie. Conquérir d’abord, puis prendre des mesures et consentir des concessions en vue de conserver : telle est la règle sagace de l’universel Struggle for life.

Après l’examen des sources du mal, vient la recherche des remèdes. Renan lui a donné la forme d’un dialogue contradictoire qu’il suppose engagé entre un légitimiste rempli d’espérances prochaines et un penseur libéral, qui paraît être l’auteur en personne. Seulement, il laisse parler longuement et éloquemment le légitimiste, tandis que le libéral s’en tient trop souvent à d’incolores réfutations et à de brèves suggestions. En sorte qu’un lecteur attentif est tenté de soupçonner dans ces pages ingénieuses l’emploi d’un stratagème fort usité du temps de l’Inquisition, et qui ne sauva point Vanini. Cette ruse de guerre consiste à faire soutenir solidement son opinion véritable par un habile orateur qu’on traite en adversaire et que l’on réfute en personne avec une indignation bien jouée, mais de façon aussi peu persuasive que possible. — Le légitimiste de la Réforme intellectuelle parle à peu de chose près en 1871 comme le critique des Mémoires de Guizot en 1859. Sa panacée, c’est la monarchie de droit divin. Le peuple et les paysans sont à ses yeux des intrus dans le pays, de véritables frelons dans la ruche, car la France fut créée par le roi, la noblesse, le clergé et le tiers-état. Et ce chevau-léger va jusqu’à narrer à son auditeur bénévole et béat une très cruelle parabole juive où le peuple est comparé à un automate, brisant tout autour de lui dès qu’un mécanicien sagace cesse de gouverner des rouages dépourvus de vie consciente.