Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/332

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dont la situation est si peu centrale, n’est aujourd’hui métropole que pour avoir été la propriété de la maison capétienne, et parce que l’abbé de Saint-Denis est devenu avec le temps le roi de France. Si notre pays s’était fait comme la république fédérative des États-Unis, sa capitale serait à Blois ou à Amboise.

Tout cela a été trop oublié par nos contemporains, poursuit Renan. Depuis 1789, on voit le pays s’enfoncer de plus en plus dans les préoccupations vulgaires. L’enthousiasme du beau, l’amour de la gloire ont disparu avec les classes nobles qui incarnaient l’âme de la France. Le jugement et le gouvernement des choses ont été transportés à la masse. Or la masse est lourde et grossière : l’esprit provincial est fait d’appétits purement matériels, de dédain pour la poésie et pour la gloire, de goûts pacifiques et antimilitaires avant tout. Et l’on ne peut s’empêcher de remarquer une singulière analogie entre ce portrait peu flatteur et ceux qui furent esquissés par le comte de Gobineau dans son Essai sur l’inégalité des races : une fois de plus, la similitude de leur préparation intellectuelle aura conduit à des vues pareilles l’esprit de ces deux hommes, si inégalement doués au point de vue du talent littéraire, mais si pareillement orientés quelquefois par leur tempérament aristocratique.

La guerre qui vient de se terminer, dit Renan, a prouvé jusqu’à l’évidence que nous n’avons plus nos anciennes qualités militaires ; et ce fait n’a rien pour étonner quiconque s’est fait une idée juste de la philosophie de notre histoire. La France du moyen âge fut une construction germanique, élevée par une aristocratie militaire franque, au moyen de matériaux ethniques d’origine gallo-romaine. Or le travail de la France depuis des siècles consiste à expulser de son sein tous les élémens déposés sur son territoire par l’alluvion germanique. 1789 ne fut que la dernière convulsion de cet effort. Voilà bien l’idée fondamentale de l’école germaniste allemande et aussi la conviction de Gobineau : à cela près que la résurrection de l’élément romain et gaulois est attribuée par ce dernier au mélange des races : au lieu que Renan, qui parlait tout à l’heure de « mélange » au sujet de l’Angleterre, paraît ici invoquer, pour la France, le seul jeu des sélections sociales.

Il nous juge d’ailleurs plus romanisés ou celtisés que nos voisins d’outre-Manche. La similitude de l’Angleterre et de la France du Nord m’apparaît « chaque jour davantage, » écrit-il.