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stration et peut-être le sort de notre armée, celui du pays lui-même, c’est assumer une responsabilité bien lourde, et il n’y a certainement pas en France un autre homme que M. Clemenceau qui aurait osé le faire, ou à qui même en serait venue l’idée.

Nous n’avons aucun mauvais sentiment contre M. le général Picquart. Le critérium le plus inexact pour juger un homme est d’ailleurs, à nos yeux, l’appréciation qu’on peut faire de son opinion et de sa conduite dans l’affaire Dreyfus. Cette affaire a troublé un si grand nombre d’esprits, elle a amené une perturbation si profonde dans les consciences, elle a été pour nous tous une épreuve si redoutable, tant de gens enfin s’y sont égarés par leur exaltation dans un sens ou dans l’autre, qu’on ne peut en faire la règle de son jugement sur les choses, et encore moins sur les hommes. Le plus sage est de laisser le temps opérer en silence son œuvre d’apaisement et de reconduction. En ce qui concerne M. le général Picquart, cette œuvre était déjà très avancée. Lorsqu’il a été nommé général de division, la chose est allée de soi ; elle n’a pas soulevé d’objections ; elle n’a pas provoqué de protestations. C’est que, parmi tous ceux qui se sont éper-dument jetés dans l’affaire, M. le colonel Picquart avait donné de lui une impression particulière. On a cru, non seulement à sa sincérité, mais à son désintéressement : nous voulons dire qu’il n’a paru animé d’aucune préoccupation étrangère à l’affaire elle-même ; qu’il n’a vu que l’innocence de Dreyfus, dont il était convaincu ; et que si d’autres ont mêlé des considérations politiques, anti-militaristes, anti-patriotiques même, aux considérations de justice et d’humanité, il n’a pas été de ceux-là. Il a sacrifié sa carrière, tout en conservant ses sentimens de patriote et de soldat. C’est ce qui l’a rendu intéressant ; mais, avouons-le, il l’est devenu un peu moins depuis qu’il s’est prêté au caprice de M. Clemenceau à son égard. Son rôle s’en trouve gâté rétrospectivement. Comment ne plus voir en lui que l’homme simple, un peu naïf, très entêté, mais de caractère sympathique, dont la légende s’était établie ? Comment ne pas y voir aussi l’homme qui, sans calcul de sa part, nous voulons le croire, n’en est pas moins arrivé par l’affaire Dreyfus, et auquel on peut appliquer trop exactement le dicton populaire : « Aux innocens les mains pleines ? » Il n’a pas compris qu’il se devait à lui-même de rester dans l’armée, à son rang, à sa place, parmi ses camarades. Un degré d’élévation de plus dans le caractère lui aurait donné ce sentiment avec force, et, puisqu’il a déjà montré tant d’indépendance, il aurait eu une belle occasion d’en donner une preuve nouvelle en se refusant à de-