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A quoi bon ? Il est tout près d’y entrer, lui, sans l’appui de personne, ayant presque doublé sa fortune en deux ans.

Voici miss Bart réduite à un parasitisme inférieur, sous la protection d’une Fisher qui continue son métier productif de faciliter les contacts sociaux. Lily forme aux belles manières les Willy Brys, ces enrichis de la veille qui, malgré la fête superbe où on l’avait vue figurer dans les tableaux vivans en portrait de Reynolds, ne se sont pas encore fait complètement accepter ; de là elle glisse jusqu’aux Gormer, de richissimes bohèmes, qui l’emmènent dans leur train particulier jusqu’en Alaska. Ce monde diffère-t-il beaucoup de celui dont elle a eu l’habitude ? Non, « plus de bruit, plus de couleur, plus de Champagne, plus de familiarité, mais aussi plus d’entrain et de vraie gaîté, une disposition aimable à passer l’éponge sur le passé des gens. » Lily est reçue par eux avec la même cordialité que certaine actrice qui a eu des amans. Elle finit par tomber au rang de secrétaire d’une beauté de l’Ouest, plusieurs fois divorcée, bonne créature du reste, qui, royalement logée dans le plus magnifique hôtel de New-York, retient volontiers son manicure à déjeuner, et emmène dans sa loge au théâtre son professeur de développement physique. Cette fois, Selden reparaît à l’horizon, il vient chercher Lily dans la torride splendeur de l’Emporium hotel pour l’avertir que sa situation est fausse, — comment cette fille de trente ans, qui a vu tant de choses, ne s’en doute-t-elle pas ? — et qu’elle doit quitter sur-le-champ son inacceptable patronne. C’est un gagne-pain que du même coup il lui fait perdre. Où ira-t-elle ensuite ? Nous la rencontrons, essayant de travailler dans un atelier de modiste, où elle découvre qu’une femme du monde peut s’amuser à chiffonner joliment ses propres chapeaux sans être pour cela capable d’un travail professionnel et rétribué.

Une nuit vient où, lasse et découragée, elle prend, — est-ce bien par accident ? — trop de chloral pour s’endormir. On la trouve le lendemain matin morte dans la misérable maison meublée qui est son dernier asile. Mais, avant de mourir, elle a revu Selden, elle l’a revu chez lui. Cette même bibliothèque, où se déroula si joliment la première scène du livre, est témoin de la dernière, très douloureuse. « Je viens ici dire adieu à quelqu’un, oh ! pas à vous… nous nous retrouverons toujours, mais à la Lily Bart que vous avez connue. Je vais une bonne fois me séparer d’elle