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arrangent le mariage de très jeunes gens, presque des mineurs, avec des femmes très riches de réputation équivoque. Ce sont de honteux marchés, des complicités ignobles entre ces belles personnes et ces hommes cousus d’or qui s’imaginent former une élite et s’appellent entre eux par leurs petits noms, ayant tous à un degré à peu près égal les plus mauvaises manières.

Rosedale, prêt à donner de princières épingles à qui le fera inviter dans telle ou telle maison, est certainement plus loyal que la plupart de ceux et de celles qui le patronnent. Il ferait à Lily Bart, si elle voulait se charger de sa fortune sociale en l’épousant, une existence somptueuse qui répondrait en somme à ses aspirations, mais elle ne peut le prendre au sérieux et préfère prolonger son association d’affaires avec Trenor, tout en conservant aux yeux du monde la protection très peu gênante de sa tante Peniston. Les liens de famille et les devoirs de tutelle nous sont montrés sous un aspect tellement bizarre et révoltant que nous avons besoin de nous reporter à nos propres souvenirs pour ne pas condamner en bloc les mœurs américaines. Le puritanisme anglo-saxon, si prompt à nous juger d’après nos romans, est averti ; s’il fallait s’en tenir aux renseignemens fournis par la littérature, il n’y aurait rien dans aucun pays de plus scandaleux que la vie du grand monde en Angleterre et en Amérique.

La tante de Lily, sous prétexte que, de son temps, les parens n’intervenaient pas dans les affaires de cœur des demoiselles qui étaient supposées ne franchir jamais les bornes d’une parfaite décence, laisse faire sa nièce. Elle la livre inconsciemment ainsi aux violentes entreprises de Trenor qui n’a rien d’un amoureux platonique et à la perfidie de Bertha Dorset qui, après s’être servie d’elle pour amuser le mari jaloux qu’elle trahit à plaisir sans réussir à le tromper, affecte de la considérer comme dangereuse au repos de son foyer et la chasse de chez elle, c’est-à-dire du yacht sur lequel navigue cette jolie société.

Lily Bart pourrait user de représailles ; elle a depuis longtemps entre ses mains des armes toutes prêtes. La même femme de peine, qui l’a, deux ans auparavant, si curieusement dévisagée sur l’escalier du « Benedick, » a ramassé chez Lawrence Selden, où elle va faire des besognes de nettoyage, certaines lettres de femme jetées au panier, chiffonnées, déchirées (fi ! monsieur Selden ! ) qu’elle s’apprête à vendre au plus offrant. Lily,