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d’y entrer, la coterie dorée qui l’enserre : « Quel gain ce serait pour moi ! » Il lui semble tout à coup qu’elle perdrait beaucoup, au contraire.

Lawrence Selden, ayant dit qu’il ne viendrait pas, ce dimanche-là, est apparu à l’improviste, et certes ce n’est pas Mme Dorset qui l’attire, Lily le devine. Que fera-t-elle ? Il avait été convenu qu’elle accompagnerait au service religieux du matin les jeunes filles de la maison et le très petit nombre d’invités qui observent plus ou moins capricieusement le jour du Seigneur ; Percy Gryce en est. Mais les courans dont, pour la première fois, elle ne se sent pas maîtresse, emportent Lily loin du « beau parti, « vers l’homme qui, de son propre aveu, n’est point mariable : peut-être le plaisir d’enlever à Mme Dorset ce que celle-ci considère encore comme sa propriété, ou d’essayer d’un flirt sérieux avec le sceptique apparemment inabordable qu’elle se plaît toujours à rencontrer, dont la brillante conversation un peu âpre et sarcastique la captive lorsqu’à table elle l’a pour voisin. Cette matinée du dimanche est belle, l’air est comme poudré d’or, Lily se grise de liberté, chaque goutte du sang de ses veines l’invite au bonheur.

Elle laisse la voiture emmènera l’église les gens corrects, ces « automates qui traversent la vie sans négliger d’imiter un seul des gestes accomplis par les autres marionnettes. » Dans la bibliothèque qui n’a guère qu’un but, servir de refuge aux tête-à-tête, une bibliothèque imposante, autant que celle d’un château du vieux monde, aux murs garnis de reliures anciennes et de portraits de famille, elle surprend Selden et Mme Dorset en conversation apparemment aussi intime que si rien n’était fini entre eux ; mais tout sera fini parce qu’elle le veut. Selden la rejoindra sur le chemin de l’église où elle a feint de s’engager et il s’emparera ensuite de son après-midi ; ils ne se quitteront plus de toute la journée. Une longue promenade les entraîne vers les hauteurs boisées où la beauté de l’automne s’ajoute pour le compléter à un intime enchantement que tous les deux subissent sans trop savoir si c’est l’aube de l’amour ou bien une combinaison fortuite de pensées et de sensations heureuses dont la nature est seule responsable. Lily ne s’est jamais éprise jusque-là que de fortunes et de carrières. Serait-elle cette fois amoureuse d’un homme ? En se le demandant, elle se sent libérée, pleine d’une ivresse légère. Selden lui représente un être supérieur, tout autant