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de bijoux même que Bertha Dorset. Déjà Lily se sent libérée des expédiens, des humiliations qui pèsent en ce triste milieu sur les gens relativement pauvres, elle goûte à l’avance son nouveau rôle qui sera d’être flattée au lieu de flatter les autres, remerciée au lieu d’avoir à se montrer reconnaissante. Sans doute Gryce est incapable de véritable émotion, mais elle sera pour lui ce qu’avaient été jusque-là les Americana : une fantaisie dans laquelle il place assez d’orgueil pour prodiguer sans compter l’argent qu’elle lui coûte. Tous ces maris américains semblent taillés sur le même modèle, Gus Trenor avec ses lourdes épaules et sa mâchoire de carnivore, George Dorset dyspeptique et jaloux, rongé de soupçons qu’il dissimule et qui lui ont perdu l’estomac. Mme Trenor préside sa table chargée de fleurs, pareille elle-même à une rose largement épanouie, éminemment décorative et sans autre pensée que celle d’éclipser ses rivales dans l’art de recevoir avec faste. Et tout ce beau monde est gonflé d’orgueil, non point de l’orgueil que pourrait assez naturellement inspirer tant d’argent à qui le possède, mais d’un orgueil aristocratique vraiment divertissant, d’un orgueil qui fait repousser impitoyablement par ces riches de naissance les nouveaux riches dont le tour viendra vite, sans doute, de se montrer insolens pour la même raison. Il semble inouï qu’une femme aussi intelligente que paraît l’être miss Bart ne soit pas dégoûtée par ces vulgarités mal dissimulées sous une folle opulence ; mais non, elle s’adapte à son milieu comme l’eût souhaité son odieuse mère, acceptant les lacunes intellectuelles et morales de cette société sans idéal et ne croyant à aucune des joies nobles que font profession de nier ces contempteurs de tout ce qui n’est point la richesse. Pour qui ne peut vivre comme eux ils n’ont que du mépris. Et Lily aussi s’efforce de mépriser les pauvres parce qu’elle a résolu de ne jamais faire pitié à personne. Elle ne voit pas que la pire pauvreté est celle de ces esprits sans culture, de ces âmes arides. Mais pour dissiper son aveuglement au moins d’une façon passagère, la présence de Selden suffit. Sans définir le sentiment qu’il lui inspire et que le lecteur, pas plus qu’elle-même, ne réussit à bien concevoir, il a le privilège d’éveiller chez elle des aspirations toutes nouvelles vers les meilleures choses de la vie, celles qui n’ont rien à faire avec l’argent. Devant lui elle cesse d’être dupe de la fausse distinction qui l’éblouissait la veille. Elle ne pense plus, en contemplant avec le désir impatient