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train où elle ne tarde pas à reconnaître celui des invités de Bello-mont qu’elle a le plus d’intérêt à rencontrer, M. Percy Gryce des Americana. La journée, assez mal commencée, va peut-être finir mieux qu’elle ne pouvait le prévoir. Tout en coupant les pages d’un roman, Lily observe sa proie à travers la magnifique épaisseur de ses cils demi-clos. Quel sera son plan d’attaque à l’égard de ce timide, absorbé lui-même avec trop d’affectation dans la lecture du journal, pour ne l’avoir pas aperçue ? Cet embarras chez un homme si riche lui plaît, elle saura en tirer parti, possédant à fond déjà l’art de donner confiance aux personnes craintives. Le contraire, pense-t-elle, est beaucoup plus difficile. Sous prétexte de changer de place, après un tunnel, elle passe près de lui et un brusque mouvement du train la jette presque dans les bras du jeune homme qui rougit jusqu’à la racine des cheveux, — de très fades cheveux blonds.

Comme elle prétend être à la recherche d’une tasse de thé, il se met à ses ordres, et bientôt le breuvage demandé leur est servi. Côte à côte ils le dégustent. Lily, qui a encore sur les lèvres le goût du thé de caravane que lui a versé Selden, fait à son nouveau compagnon les honneurs de l’infusion fort commune servie sous le même nom en chemin de fer. Et M. Gryce déclare n’avoir jamais rien bu de plus exquis, ce qui signifie peut-être qu’il en est à son premier voyage en tête à tête avec une jolie femme. De mauvais sujets ont résumé ainsi la personnalité de Percy Gryce : le jeune homme à qui sa mère fait promettre de ne jamais sortir par la pluie sans caoutchoucs.

Certes la façon correcte et familiale avec laquelle Lily prépare le thé aurait l’approbation de Mme Gryce ; Lily achève d’ensorceler ce fils pieux en utilisant avec lui ses connaissances de très fraîche date sur les vieilles éditions d’Amérique, et, ayant découvert que M. Percy Gryce n’a jamais fumé, elle dissimule avec soin la petite provision de cigarettes faite chez Lawrence Selden. Son désir de paraître irréprochable à ce garçon vertueux n’ira pas toutefois jusqu’à empêcher la tentatrice de jouer au bridge chez ses amis Trenor, à Bellomont, jusqu’à plus d’une heure de la nuit ; c’est l’habitude ; il faut jouer et jouer gros jeu. Lily s’est que d’abord obligée de reconnaître ainsi une généreuse hospitalité, puis elle y a pris goût… terriblement.

Cette fois la chance lui est contraire, et elle redoute presque d’avoir à regagner la solitude de sa chambre, où elle devra