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regard aigu, sous des paupières plissées aux angles, semble estimer les gens comme autant d’articles de bric-à-brac.

— Venue en ville pour des emplettes ?… Ah ! vraiment, votre couturière ?… Je ne savais pas qu’il y eût de couturière au Benedick. Et je devrais savoir pourtant ; la maison est à moi.

Là-dessus il sourit avec plus d’aplomb que jamais, en ajoutant : — Je vous conduirai au train ; vous n’avez que le temps, tout juste. La couturière a dû vous faire attendre.

Mais Lily lui échappe en appelant un hansom qui descend l’avenue à toute vitesse. Une fois dans ce refuge, haletante, angoissée, elle mesure le péril. Il eût été si simple de ne pas mentir ! Et voilà qu’un accès de timidité ridicule l’a mise à la merci d’un Simon Rosedale, dont c’est le métier de tout savoir sur tout le monde et de se servir de ce qu’il sait pour pénétrer dans des milieux plus ou moins fermés devant lui. Lily est parfaitement sûre qu’avant que se soient écoulées vingt-quatre heures, l’histoire de sa visite à la couturière du « Benedick » circulera parmi les amis et connaissances de M. Rosedale ; car il a des motifs de vengeance. Lorsque le cousin de miss Bart, un prodigue, Jack Stepney, a obtenu pour lui, en échange de services faciles à deviner, des invitations qu’il eût vainement recherchées sans cela, Rosedale a aussitôt gravité vers la trop belle Lily ; mais des répugnances instinctives, plus fortes encore que la discipline sociale qui commande de ne laisser échapper aucune occasion, de quelque nature qu’elle soit, lui a fait repousser ce Juif comme impossible. Un peu plus tard, quand nous connaîtrons quelques-uns des hommes qui composent le beau monde de New-York, nous nous demanderons pourquoi.

Ailleurs qu’au pays des dollars, les distinctions de castes peuvent paraître quelquefois impertinentes, mais elles reposent cependant sur des raisons plausibles, tandis qu’ici la ligne est tirée de façon si singulièrement arbitraire qu’on ne peut s’empêcher de rire des préjugés d’une fausse aristocratie. Ils s’expriment ainsi notamment par la bouche d’une jeune fille. « J’ai en moi des aspirations héritées de mes aïeules ; le puritanisme de la Nouvelle-Amsterdam m’est à charge. Je sens bouillonner en moi un atavisme qui remonte à la Cour de Charles II. » Façon ingénieuse de dire qu’on se sent faite pour la galanterie.

Tout en réfléchissant avec tristesse aux conséquences que ne peut manquer d’avoir sa maladresse, Lily Bart prend place dans le