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depuis peu pour capturer un sot richissime du nom de Gryce qui accapare les Americana. N’importe, elle voudrait bien être comme Selden, libre de vivre sous les toits, en habits râpés, si bon lui semble, et invité quand même à tous les dîners, tandis qu’une femme… on la veut pour sa toilette, pour sa figure, elle devra être brillante et bien mise jusqu’à ce que, faute de ressources, l’association s’impose. Eh bien ! elle va peut-être trouver l’inévitable associé là-bas à Bellomont chez les Trenor. Selden y est invité aussi, mais il ne se soucie pas de ces rassemblemens monstres à la campagne.

Elle non plus ; que faire pourtant, puisqu’ils forment partie essentielle de ses fonctions ici-bas ?

L’assaut dirigé légèrement, à armes courtoises et même amicales, continue, en nous amusant toujours, sans l’ombre d’émotion de la part des deux combattans, jusqu’à l’heure qui sera bientôt celle du train que doit prendre Lily Bart. Tandis qu’elle rajuste sa voilette devant la glace, l’auteur nous donne en un mot de peintre le secret de son charme ; il nous fait remarquer la longue courbe fuyante des hanches fines qui prête aux lignes du corps élancé une grâce un peu sauvage, celle de quelque dryade captive des conventions d’un salon ; c’est le même genre de liberté sylvestre, subsistant malgré tout, qui laisse tant de saveur à ce qu’elle a d’artificiel dans les manières et dans l’esprit.

Selden voudrait l’accompagner jusqu’à la station, elle s’y oppose. Presque toujours les audaces de Lily Bart sont suivies d’une réaction de prudence exagérée. Pourtant, qui risquerait-elle de rencontrer, en cette saison et dans ce quartier ? Personne, sans doute, hormis la grosse femme de peine en train de laver l’escalier et qui la dévisage assez insolemment. Le Benedick, — c’est le nom de la maison qu’habite Selden, — ne loge d’étage en étage que des garçons, et elle a ses idées sur leur compte. Cette petite humiliation à part, Lily se dit qu’il y a mille chances contre une pour que son escapade passe inaperçue.

Sous le porche géorgien, elle s’arrête, en quête d’un fiacre ; aucun ne se montre à l’horizon, mais dès le premier pas sur le trottoir, elle se heurte à un petit homme gras, rose et luisant, un gardénia à la boutonnière. Ce petit homme, qui lève son chapeau avec une expression de malicieuse surprise, est le juif Rosedale, un des personnages les plus vivans de ce livre plein de vie. Son