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et, soudain, la svelte figure de Lily Bart nous apparaît, dominant cette cohue, comme elle apparaît à l’avocat Selden, un peu surpris de la trouver là seule, désappointée, irrésolue ?… Irrésolue… cette expression ne cache-t-elle pas au contraire chez miss Bart quelque projet bien arrêté ? Tous les moindres actes de l’énigmatique personne devant laquelle il est toujours comme au spectacle lui semblent le produit d’intentions à longue portée ; il ne peut la voir sans qu’une curiosité monte en lui. Et pourtant, il la connaît depuis une dizaine d’années quelle est l’ornement de toutes les fêtes, sans avoir perdu, — n’est-ce pas prodigieux ? — l’incomparable pureté de son teint de jeune fille.

Bah ! elle ne le reconnaîtra que si elle le veut bien. Rapidement il passe auprès d’elle, s’attendant presque à ce qu’elle trouve un moyen habile de l’éviter.

Mais, bien loin de là, elle a un petit cri de joie ; elle s’avance vers lui avec empressement. Il est donc venu à son secours ! Il aura deviné qu’elle avait manqué le train qui doit la conduire à Bellomont chez leurs amis Trenor. Deux mortelles heures à attendre maintenant ! Sa femme de chambre est partie le matin avec les bagages, et la maison de sa tante, en ville, est close ; elle est venue d’une gare à une autre, et si lasse, avec une telle soif ! Où pourront-ils boire quelque chose ?

Tout en cherchant l’endroit propice, on passe devant une maison neuve dans une rue ombreuse qui aboutit à l’avenue.

Quel joli balcon, abrité par une tendine et frangé de fleurs !

— Il est à moi, dit Selden, et pourquoi ne prendrions-nous pas là-haut cette tasse de thé ?

Selden ne se croit pas dangereux, il sait très bien qu’un travailleur de son espèce ne peut compter aux yeux d’une Lily Bart, occupée sans relâche à donner la chasse aux milliardaires ; peut-être en aurait-elle déjà conquis plus d’un si elle n’était de ces capricieuses qui, après avoir semé, dédaignent la moisson. Comme à plaisir elle laisse échapper sa proie, se croyant sûre de faire ce qu’elle voudra, quand elle voudra. — « Avec ta figure !… » lui a tant répété sa mère, qui bornait ses conseils à celui-ci : « Sois belle ! » — et ses leçons à lui faire considérer la médiocrité comme la pire de toutes les tares.

La voici dans un appartement de garçon, encombré de livres, où le domestique, qui vient chaque matin y mettre un peu d’ordre, a laissé comme de coutume toutes choses préparées pour