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vingt-cinquième mille. N’oublions pas que Mme Wharton, elle-même, nous a montré une de ses héroïnes portant toujours, pour affirmer sa supériorité intellectuelle, les Rubaiyat d’Omar Khayam dans son sac de voyage. Et il est bien vrai qu’aucune Américaine véritablement lettrée ne manque jamais de vous parler de la fameuse traduction des quatrains persans par Fitzgerald. Y manquer serait presque aussi grave que de n’avoir pas, lorsqu’on se pique d’aimer les arts, un Corot ou un Daubigny sur les murs de son salon.

Mais en abordant ces dames, auxquelles l’affectation n’est pas étrangère, nous voici ramenés en présence du chef-d’œuvre de Mme Wharton, The House of Mirth, un roman aussi intéressant et aussi impitoyable, à l’autre bout du monde et à l’autre extrémité de l’échelle sociale, que l’Assommoir de Zola. Les principales différences résident en ceci : son auteur a le don merveilleux de tout dire avec tact dans un langage précis qui, sans rien esquiver, ne brave jamais non plus l’honnêteté. Et puis, Mme Wharton a infiniment d’esprit ; nous ne connaissons pas de dialogues mieux conduits que les siens ; non, ni chez Octave Feuillet, ni chez Gyp. Quant aux ressemblances, il nous faut, hélas ! insister sur l’absence de personnages vraiment sympathiques, Gerty, la jeune fille exemplaire, mais laide, pauvre, sans goût, sans charme, et sans le moindre esprit critique, née pour être bonne, comme d’autres se croient nées pour être heureuses, ne nous attachant pas plus, malgré sa belle absence d’égoïsme et toutes les œuvres philanthropiques dont elle s’occupe, que ne le fait dans l’Assommoir l’unique brave homme, Gueule-d’Or, qui n’est, avec ses dévouemens sublimes, qu’un imbécile.

Le meilleur moyen, au demeurant, de faire connaître les mérites et les limites du livre sera d’en donner ici le résume.


La première scène est une des plus joliment amenées qui nous aient jamais mis en présence d’une situation originale et d’un caractère exceptionnel, sans recourir à ce moyen rebattu qu’on appelle, dans le roman et au théâtre, l’exposition.

Nous sentons la chaleur dévorante d’une fin d’été à New-York où, pendant des mois, l’asphalte a été en fusion et l’atmosphère irrespirable. Nous sommes pris dans la foule pâle et haletante qui, à la Grande Station Centrale, se précipite vers la campagne,