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médiocre des pensées, des sentimens, qu’il est hors d’état de concevoir ni de ressentir. Et cependant l’illusion de cette créature de génie n’est pas vaine. Si, vivante, elle a été méconnue, elle exerce morte une influence, elle décide de l’avenir qui attend l’objet indigne de ses affections, elle le relevé en le rendant heureux. La vente des lettres d’amour de la femme la plus illustre du siècle a enrichi ce pauvre hère, lui a permis de se marier. Et voilà que la réprobation publique qui frappe son acte anonyme, l’avertit de l’indignité qu’il y eut à faire de l’argent avec les lambeaux encore palpitans d’un cœur qu’il a torturé. Il tremble que sa femme ne sache et ne juge, il comprend enfin. Le remords amènera sa régénération : — Elle avait toujours souhaité pour moi le meilleur, dit-il à sa femme, et le meilleur m’est venu par elle. Sans elle je ne t’aurais pas. J’ai tout reçu d’elle… Je l’ai trompée, je l’ai dépossédée, je l’ai détruite et, en retour, elle t’a donnée à moi.

Sa femme lui répond : — Ce n’est pas qu’elle m’ait donnée à toi, mais elle t’a rendu à toi-même. Cela vaut qu’on souffre et qu’on meure. Voilà ce qu’elle voulait…

— Et moi, grand Dieu, que lui ai-je donné jamais en échange ?

— Le bonheur de donner, répond l’autre femme.

L’effet indestructible de l’amour, le travail de l’amour sur une âme chère, après la mort comme pendant la vie, s’exprime ici de façon poignante et passionnément féminine. C’est la seule fois peut-être que les mots de passion et de sensibilité soient à leur place en parlant de Mme Wharton ; son talent a les qualités d’une pierre dure autant que précieuse, savamment et délicatement gravée, qu’on admire sans émotion. La critique américaine compare volontiers sa manière impersonnelle à celle de Maupassant : c’est méconnaître le large flot d’humanité qui coule à travers le cynisme brutal d’un de nos grands écrivains. De même, bien que l’on pense souvent à M. Paul Bourget devant ses impressions d’Italie, la tendresse manque pour justifier le parallèle, je ne sais quelle grâce qui se mêle aux dons plus robustes, aux connaissances si diverses de M. Bourget, une grâce qui n’a jamais émigré apparemment de l’autre côté de l’Atlantique. Elle n’existe pas plus là-bas, avec sa fluide douceur et sa voluptueuse souplesse, que, dans l’atmosphère sèche et claire, n’existe cette buée transparente qui