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s’aperçoive pas de ce dernier genre de libéralité ! Ce serait un cas de rupture : elle peut pardonner le flirt, n’étant pas fâchée le plus souvent d’être débarrassée d’un mari qui l’assomme, — de cela elle ne fait aucun mystère, — mais elle n’admettra jamais en revanche qu’un dollar soit détourné de la maison. Ainsi vivent les Trenor, les Dorset, et tous les ménages opulens que nous présente Mme Wharton. La distinction de son style sauve ce que le sujet a de vulgaire ; la vie intense qu’elle prête à ses personnages nous force de nous intéresser à eux, quoiqu’il n’y en ait pas un seul de sympathique. Elle nous fait sentir enfin, si récalcitrans que nous soyons à les accepter, les nuances insaisissables qui séparent une ploutocratie censée aristocratique, des parvenus de la veille qui n’ont pas encore appris à se servir de l’argent avec aisance.

Les nouveaux riches envient et sollicitent une invitation dans ce qu’on appelle la meilleure société, parce qu’elle est riche depuis plus longtemps que l’autre. Alors surgissent de certains décavés des deux sexes qui, appartenant par le nom et les alliances au monde dédaigneux et fermé hors duquel on n’est rien ni personne, s’appliquent à servir de lien entre les deux camps, se chargent des présentations, aplanissent les difficultés ; ils protègent et poussent en avant les candidats qui se recommandent à eux par la générosité du tip, du pourboire. Oui, vous entendez bien, du pourboire. Le pot-de-vin tient une place énorme dans les rapports sociaux. Il est des entremetteuses spéciales qui n’ont pas d’autres ressources et qui réussissent ainsi à mener la vie élégante, sans qu’aucune réprobation grave s’attache à leurs manœuvres. Ce genre d’intrigue serait pourtant de nature à indigner d’honnêtes gens beaucoup plus encore que les perfidies rebattues du vieil adultère, contre lequel se sont tant escrimées les pudeurs anglo-saxonnes et qui peut avoir, du moins, l’excuse de la passion. Julia de Trécœur est criminelle, soit, mais elle l’est comme Phèdre, sans mélange de vilenie, et quoique la Petite Comtesse justifie par le don désespéré d’elle-même les mauvais propos tenus sur son compte, elle conserve dans cette espèce de suicide une fierté qui l’empêcherait de laisser qui que ce soit réparer les pertes qu’elle a pu faire au bridge. Dans The House of Mirth, les hommes boivent vraiment trop et les femmes font trop visiblement passer avant toutes choses l’argent avec les toilettes qu’il permet.