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précédente, elle en diffère profondément, et peut-être convient-il d’insister sur cette différence.

M. Bédier, qui ne perd pas de vue sa thèse, profite, et je serais tenté de dire abuse de l’occasion, pour contester une fois de plus l’origine « celtique » de Tristan. Il fait observer qu’une telle conception de l’amour implique un respect absolu du lien conjugal, et il prouve d’autre part que, si jamais une race de l’antiquité a au contraire traité le mariage négligemment, ce sont les Celtes. « Le trait le plus singulier de la vie celtique au VIIe et au VIIIe siècle, nous dit-il, c’est la fragilité du lien conjugal ; » et ainsi, ce qu’il y aurait dans Iseut et dans Tristan de plus « celtique, » ce serait donc ce que, dans leur manière de sentir et de penser, il y a de moins conforme à celle de leurs compatriotes ? Mais nous, ce qui nous intéresse plus particulièrement, c’est cette conception de l’amour, telle qu’elle s’oppose à celle que l’on a cru jusqu’ici que l’on admirait dans Tristan, et qui n’était donc, en réalité, qu’une conception romantique. Si le vrai drame de Tristan était, et n’était que ce que l’on croit, il n’y aurait même pas de drame, puisqu’il n’y aurait pas de conflit ni de lutte, si ce n’est la lutte banale du roi de Cornouailles défendant contre Tristan son honneur outragé. C’est alors que leurs aventures à tous trois, Tristan, Marc et Iseut, ne seraient que des aventures, dont le nombre et la nature ne dépendraient, selon les versions, que du caprice ou de la fantaisie du trouvère, et nullement de la « constitution » ou des nécessités intérieures du sujet. C’est alors aussi que l’on chercherait inutilement la raison du « philtre. » A moins peut-être qu’il ne servît au poète comme d’une excuse pour se justifier d’avoir osé cette peinture passionnée de l’adultère triomphant ! et ceci, qui viendrait à l’appui de la thèse de M. Bédier, ne serait pas une présomption moindre en faveur de la nôtre.

Mais, au contraire, le philtre rentre, pour ainsi parler, dans les données accoutumées de l’invention légendaire, si nous n’y voyons, au lieu de je ne sais quel « symbole, » — qu’on ne sait comment interpréter, — je serais tenté de dire « qu’un fait, » et en tout cas que le souvenir d’une antique aventure. « Il y avait une fois deux amans qu’un étrange accident déposséda d’eux-mêmes,… » et c’est leur histoire, nous dit le poète, que je vais vous conter. Le génie est, sans le formuler, d’avoir dégagé le « cas de conscience » qui pouvait s’engendrer de cette aventure,