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parce que l’adultère est un crime, et puis, parce qu’il est, lui, Tristan, si je puis ainsi dire, le « presque fils » de Marc, son neveu aimé, l’homme de sa confiance, l’espérance de sa race. Mais ils se sentent « innocens, » — et c’est ici l’une des raisons du philtre, — parce que leur passion ne dépend pas d’eux, du libre choix de leur cœur, et du consentement de leur humaine volonté. Je ne vois du moins nulle part qu’ils nient leur crime : mais ils disent que leur crime, qu’ils reconnaissent comme crime, n’est pas d’eux, et qu’autant que les « coupables » ils en sont les victimes. Que signifieraient sans cela les appels réitérés de Tristan à la justice du roi et au jugement de Dieu ? Les faits ne sont pas douteux et la trahison est certaine. Pourquoi donc un jugement ? Pareillement, dans la forêt du Morois, quand Marc, qui s’est mis en expédition tout exprès, surprend les deux amans endormis sur leur lit de feuillages, avec l’épée nue de Tristan entre eux deux, pourquoi ne les frappe-t-il pas, si ce n’est pas parce qu’il se rend compte qu’ils sont, comme lui, les misérables jouets d’une fatalité contre laquelle ni eux ni lui ne peuvent rien ? « Ah ! je t’ai reconnu, père, s’écrie Tristan à son réveil ? tu n’as point pardonné, mais, tu as compris !… la noblesse de ton cœur t’a incliné à comprendre les choses qu’autour de toi tes hommes ne comprennent pas. » Pareillement encore, comment, — et quoique d’ailleurs elle s’en tire par une ruse plus digne du fabliau que du roman d’amour, — comment Iseut brave-t-elle, avec tant d’audace et de tranquillité, la redoutable « épreuve du feu ? » Si l’on rapproche tous ces faits, ne doit-on pas convenir qu’il y a dans l’amour de Tristan et d’Iseut, autant de passion que l’on voudra, mais autre chose aussi que de la passion ? que, si l’impulsion de l’amour est irrésistible en eux, ils ont essayé, ils essaient pourtant d’y résister ? qu’en y succombant ils se jugent ? que d’ailleurs ce n’est pas eux qui proclament ni qui revendiquent nulle part « les droits de la passion » ou rien qui ressemble à ce que nous appelons de ce nom ? « Leur amour, dit M. Bédier, n’est pas une luxure inquiète qui cherche à se justifier par la thèse romantique des droits de la passion. Tristan n’est pas un révolté, il ne renie pas l’institution sociale, il la respecte, au contraire, il en souffre, et seule cette souffrance confère à ses actes la beauté. » Et on voit que, s’il serait exagéré de dire qu’une telle interprétation de la légende amoureuse de Tristan n’a « rien de commun » avec la