Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/104

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tristan sont perpétuelles. Le poème a été traduit, adapté, paraphrasé, travesti, gâté, déshonoré, en allemand, en anglais, en norvégien, en italien, en espagnol, en tchèque, je crois, et qui sait en combien d’autres langues ? Les romantiques, on nous le rappelait à l’instant même, — Wieland, qui aurait voulu l’aire de Tristan le pendant de cet Oberon qu’il avait tiré d’Huon de Bordeaux, Schlegel [Auguste-Guillaume], Rückert, Immermann, Hermann Kürtz, Simrock, Platen, — ont tourné, pour ainsi dire, autour de ce sujet de Tristan, l’ont abordé, l’ont abandonné, l’ont continué, en ont écrit des « chants » entiers. Et cependant, il faut le constater, ce n’est bien que depuis Wagner, et grâce à lui, que la légende a pris la place dont on ne la dépossédera plus dans l’histoire de la littérature universelle et de l’art. On avait, jusqu’à lui, pressenti peut-être, et on n’avait donc pas méconnu, mais on n’avait connu non plus toute la richesse du sujet ; Tristan n’a été jusqu’en 1859, — voilà une date comme on n’en peut beaucoup donner d’aussi précises en semblable matière, — qu’une légende « comme une autre ; » il n’est devenu que depuis lors l’aventure d’amour incomparable et unique. Et ce serait donc bien un « Germain » en ce cas, sinon le « génie germanique, » qui aurait conféré au sujet de Tristan « sa valeur sérieuse et tragique. »

Mais, cette « valeur sérieuse et tragique, » si elle n’est pas aujourd’hui douteuse, est-elle bien ce que l’on dit depuis une trentaine d’années, ou un peu davantage ? et l’amour, dans le Roman de Tristan, nous apparaît-il sous les traits que l’on est convenu de lui assigner ? Est-il vraiment le droit souverain, naturel et à la fois divin, que deux êtres auraient de s’appartenir l’un à l’autre ? cette passion supérieure à tous les obstacles ? cette impulsion à laquelle notre faiblesse humaine essaierait aussi vainement de résister que de se mettre en travers des cataclysmes de la nature ? cette « force majeure » à laquelle la société même et ses lois, se sentiraient embarrassées, gênées, vaguement coupables de s’opposer ? C’est l’opinion que je vois partout répandue. Le fond du Roman de Tristan et Iseut, sa nouveauté ; pour sa date, son originalité, — sa portée, s’il commande, pour ainsi dire, toute cette littérature d’amour où tant de nos semblables ont vu et voient toute la littérature, — c’est précisément, ou plutôt c’est uniquement cette conception de l’amour. On a pu dire avec vérité qu’il y avait un lointain souvenir et comme une