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tour à tour la misère des campagnes de l’Artois et la prospérité de celles de l’Ile-de-France. Il nous décrit les édifices, les institutions publiques et privées, le gouvernement, les mœurs, les hommes importans, depuis le « célèbre Corse » jusqu’aux rédacteurs du Publiciste et de la Décade ; et parfois ses descriptions ont un charme particulier de fraîcheur pittoresque, comme si deux jeunes yeux de femme s’étaient unis aux siens, pour mieux saisir les nuances d’une physionomie, d’une toilette, ou d’un paysage.


Écrites dix ans plus tôt, lors du précédent séjour en France d’Henri Yorke, ses Lettres auraient eu, sans doute, un tout autre ton. La peinture des lieux de plaisir et de promenade, des musées, des institutions charitables, y aurait été remplacée par des récits et des portraits qui, même avec moins d’art, auraient eu plus de chances, de nous émouvoir. Mais c’est de quoi l’auteur, lui aussi, semble avoir eu le sentiment, plus ou moins conscient : car sans cesse, durant ses flâneries parisiennes, il entremêle à ses descriptions de l’état présent de nos places ou de nos palais les souvenirs qui s’évoquent là, pour lui, du grand drame dont il a été jadis le témoin, et un peu l’acteur. Amiens, déjà, lui rappelle son ancien ami le conventionnel Le Bon ; il s’empresse d’interroger sur lui toutes les personnes qui l’ont connu ; et le tableau qu’il nous fait de son exécution, surtout, a un air de vérité des plus saisissans. Une citation de Montesquieu, qu’il vient de lire dans un journal, lui remet en mémoire un entretien qu’il a eu avec Robespierre sur l’Esprit des Lois. « Ce livre, lui a dit Robespierre, est l’œuvre d’un cerveau faible et fanatique, encore tout rempli de préjugés détestables. Montesquieu était un parlementaire, mais pas du tout un républicain. » Au Palais-Royal, Yorke revoit tout une troupe de fantômes : Philippe-Égalité et son fidèle Sillery ; le colonel écossais Oswald, qui, après avoir tenu garnison aux Indes, s’était converti à un brahmanisme mitigé, et, devenu officier de la Convention, offrait à ses amis des dîners végétariens, mais fortement arrosés de vin et d’eau-de-vie ; Anacharsis Clootz, qui, un jour, avait proposé que l’armée française, mise en présence des Prussiens et des Autrichiens, jetât ses armes, et s’avançât vers eux sur un pas de danse exprimant l’amitié. Aux Tuileries, voici la mémorable journée des Chevaliers du Poignard ; voici le meurtre de Suleau par la belle Théroigne, que le conventionnel John Sheares aimait à la folie, et qui recevait ses invités dans un boudoir aux murs ornés de piques, de sabres, de pistolets, encadrant élégamment un bonnet phrygien ;