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avoir accepté la superstition de l’esprit classique et de l’étatisme antique. Il proclame l’excellence de l’hérédité noble, les dangers de l’athéisme et de l’irréligion, l’avantage de posséder une dynastie nationale. Il s’attendrit sur le sort de cette grande royauté capétienne, qui vivait jadis comme une véritable religion dans l’âme populaire : religion née à Saint-Denis, consacrée à Reims par le concert des évêques, possédant ses rites, sa liturgie, son ampoule sacrée, son oriflamme, ses saints tels que Jeanne d’Arc. Il stigmatise de nouveau l’attentat préparé par Louis XIV contre les libertés germaniques, l’insuffisance du titre royal de Louis-Philippe. Il voit dans le mouvement de 1848 l’œuvre d’une minorité turbulente, un gouvernement que la France accepta sans y croire, sournoisement, et bien décidée à lui être promptement infidèle.

Et, revenant à sa thèse favorite sur le bienfait de la monarchie légitime, il a cette phrase qu’on croirait traduite littéralement de l’allemand : « De telles royautés ne sont fondées que par la particulière dureté et hauteur de la race germanique aux époques barbares et inconscientes, où l’oubli est possible et où l’humanité vit dans ces ténèbres mystérieuses qui fondent le respect. » Enfin sa conclusion est une fort brillante variation sur le thème de la force souveraine. Il est inexact, écrit-il, de dire avec les théoriciens égalitaires du suffrage universel : « Comptons-nous avant de nous battre, pour voir de quel côté est la force. » Car la minorité peut être plus énergique, plus versée dans le maniement des armes que la majorité. « Nous sommes vingt, vous êtes un, dit le suffrage universel : cédez, ou nous vous forçons. — Vous êtes vingt, mais j’ai raison, et, à moi seul, je peux vous forcer. Cédez, dira l’homme armé. »

La Force allait peser bientôt sur les destinées de la France, non pas à titre d’argument sans réplique entre les mains d’un parti politique sans scrupules, mais sous la figure odieuse de l’invasion étrangère. Un an après l’article optimiste de 1869, l’empereur libéral était prisonnier du roi de Prusse, et l’homme armé était sous les murs de Paris. Nous verrons quelle influence exerça sur la philosophie historique de Renan ce triomphe inattendu du germanisme, enfin descendu des hauteurs de la théorie pour aborder le terrain solide des faits.

ERNEST SEILLIERE.