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Le perfectionnement des armes, qui est une des mille applications de la science, mettra de plus en plus la force entre les mains de la raison, qui maîtrise la matière. » Ne passe-t-il pas dans ces lignes comme une première vision des surhommes savans, bardés de fer et armés d’explosifs tonitruans, qui hanteront les Dialogues philosophiques ?

Toutefois, avant que cette conception d’impérialisme théorique pur eût achevé de mûrir dans l’esprit fécond de Renan, il s’abandonna pour quelque temps à une inspiration fort différente, antagoniste même, et qui arrêta donc provisoirement le développement de sa rivale. Toujours attentif au mouvement intellectuel chez nos voisins d’outre-Rhin, il lut probablement Schopenhauer, et certainement la Philosophie de l’Inconscient de Hartmann. Son tempérament romantique fut séduit par les effusions de mysticisme bouddhique que ce lieutenant prussien en réforme amalgamait tant bien que mal aux vigoureux enseignemens de Hegel. Il saluait avec joie, comme une tentative qu’il avait souvent appelée de ses vœux, cet effort suprême de la mystique philosophie allemande pour s’adapter aux plus récentes découvertes des sciences de la nature et de l’homme. On le sait, les deux premiers de ses Dialogues philosophiques ne seront guère qu’une paraphrase exquise, et souverainement séduisante de la pensée de Hartmann.

On discerne déjà quelques traits de cette influence latente dans l’étude sur la « Monarchie » constitutionnelle en France, qui parut dans la Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1869. Le germanisme, toujours bien reconnaissable, de l’auteur, se fait plus souple et plus indulgent au présent de la France qui va connaître les douceurs de l’Empire libéral. Peut-être, après tout, nos maux actuels sont-ils une expiation temporaire des fautes de la Révolution. Renan ne voudrait décourager personne en cette heure d’espérance. Fata viam inveniant, écrit-il avec bonhomie. Le « défi étrange » que la France a jeté à toutes les lois de l’histoire depuis près d’un siècle peut encore tourner à son honneur.

Cette condescendance inaccoutumée ne l’empêche pas de résumer à grands traits sa philosophie germaniste de l’histoire. Il montre une fois de plus l’Angleterre, devenue le seul pays véritablement libre en Europe, pour avoir su respecter les traditions féodales, et la France entravée dans son essor pour