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les Francs. Que notre liberté vienne ou non des Germains, au fond, peu nous importe. L’enfant est né : il est grand et fort : si un Boulainvilliers réclamait aujourd’hui, au nom des Francs, ses ancêtres, les droits de la conquête, nous lui répondrions qu’en 1789 et 1830, les vaincus, les Romains, les serfs, ont pris leur revanche et que, à leur tour, ils sont les conquérans et les vainqueurs. »

C’est, on le voit, l’argument de Sieyès à la veille de 1789, et celui de Thierry après 1830. — Eh bien ! non, riposte le successeur à l’Institut de l’auteur des Considérations sur l’Histoire de France, en se rangeant délibérément sous l’étendard de Boulainvilliers, « ni 1789, ni 1830 n’ont valu, pour fonder la liberté, ce que vaudrait, à l’heure qu’il est, un fait émané de barbares il y a mille ans, comme serait une Grande Charte arrachée par les barons révoltés, une humiliation infligée à la royauté envahissante, une résistance des villes pour défendre leurs institutions. »

Ni l’expression, ni la pensée ne sont justes dans ce passage, car 1789 et 1830 ne furent pas autre chose que des humiliations infligées et des chartes arrachées. Mais ces lignes n’en sont que plus caractéristiques du nouveau point de vue de Renan, qui oppose désormais au rationalisme, au calcul réfléchi en matière politique, l’instinct conquérant et le respect de la tradition, telle que l’ont reçue de leurs rudes ancêtres les peuples germaniques. La conception féodale, dit-il, d’après laquelle le roi possédait sa couronne par le droit de l’épée, comme le sujet possédait ses franchises contre lui, a produit le meilleur état politique que le monde ait connu et la supériorité de la civilisation moderne : et pourtant, elle est absurde, elle est l’inverse de la raison. — Pas tant que cela, répondrons-nous. La fidélité germanique au contrat féodal fut rationnelle en son temps, tout comme l’état de choses issu de 1879 ou de 1830 le fut jusqu’à un certain point à son tour : plus rationnelle même, parce que de plus grands sacrifices y étaient consentis à ta préparation de l’avenir : et c’est là l’essence même de la raison.

Quoi qu’il en soit, il n’y a pas à en douter. Renan reprend ici avec plus de feu que jamais la controverse qu’Augustin Thierry avait proclamée solennellement close, et que Sacy condamnait jusque dans le passé, puisqu’en effet, il voit à son tour tout le secret de notre histoire dans la lutte de l’esprit gallo-romain contre l’esprit germanique. La Révolution française fut à ses