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II

Les événemens de 1848 vinrent saper dans l’esprit de Renan les assises de cette psychologie trop optimiste. Après l’échec total des idées humanitaires, après le triomphe universel de la réaction en Europe, après les désillusions apportées à tous les esprits de sang-froid par l’attitude des démocrates au pouvoir, et par le spectacle de leurs radicales incapacités psychologiques et morales, le pénétrant observateur qui suivait, tapi dans l’ombre du Panthéon, les péripéties de ce grand drame, se sentit enfin « gagné par le pessimisme[1], » c’est-à-dire sérieusement ébranlé dans ses convictions premières. Il se trouva moins assuré de cette bonté naturelle, qu’en fils authentique de Jean-Jacques, il avait accordée délibérément au peuple, sous le nom de spontanéité créatrice. La mission officielle qu’il obtint en 1849, pour aller rechercher en Italie les monumens originaux de l’Averroïsme, agit, dit-il, sur son esprit pour le distraire de ses velléités révolutionnaires. L’art italien le conquit au passage. Une sorte de vent tiède détendit la rigueur et l’âpreté sectaire qu’il a notées lui-même dans son jacobinisme de jeunesse. Il se reprit à fonder ses légitimes ambitions sur son patient labeur et sur les dons prestigieux de son esprit, plutôt que sur quelque cataclysme social qui ferait de la science philologique une branche de la religion officielle et doterait ses adeptes de confortables prébendes.

Encore ses impressions d’Italie ne firent-elles probablement que hâter une évolution intellectuelle dès longtemps commencée dans son esprit, et il n’est pas téméraire d’attribuer à l’Allemagne une grande influence sur son orientation nouvelle. On sait qu’il avait été séduit de bonne heure par les attraits de la pensée germanique. Il la connut tout d’abord de façon indirecte, par les aperçus que lui en fournirent ses maîtres ecclésiastiques : et il écrit néanmoins à sa sœur Henriette, le 15 septembre 1842 : « J’aime beaucoup la manière de les penseurs allemands, quoiqu’un peu sceptiques et panthéistes. Si tu vas jamais à Kœnigsberg, je te charge d’un pèlerinage au tombeau de Kant. » En 1844, il « commence à s’occuper sérieusement de l’étude de

  1. Le mot est dans la préface des Dialogues philosophiques.