Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 35.djvu/847

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ajoutons que la fin de l’Origine du langage corrige jusqu’à un certain point les audaces juvéniles du début. L’atmosphère évolutionniste du siècle pénètre insensiblement la plastique et souple intelligence de l’auteur. Et, si les Études d’histoire religieuse le montrent encore à l’occasion pénétré de respect devant les mystères de la conscience spontanée, du moins sa foi dans la perfection sans tache des origines s’est-elle atténuée par le progrès de sa réflexion critique. La préface de l’Avenir de la science, écrite vers la fin de la vie de Renan, abjurera définitivement cette croyance. Elle marqua pourtant de traits profonds sa première philosophie sociale, celle qui s’épanouit dans le livre séducteur et mal ordonné qu’il garda quarante ans dans ses cartons.

En effet, les conclusions d’une pareille croyance ne sont pas seulement rétrospectives et purement savantes comme on pourrait le penser. Jean-Jacques Rousseau en a le premier tiré des déductions fort importantes pour le présent et pour l’avenir. Quand il célébrait la bonté native chez l’homme de la nature, il la vantait d’une même haleine chez l’homme du peuple, son frère d’origine et son frère d’armes dans la lutte vitale[1]. Renan n’agit pas d’autre manière. A ses yeux, le dépositaire actuel du don divin de la création spontanée, c’est le peuple[2]. Le peuple seul a gardé de nos jours le privilège de mettre une moitié de divin dans ses œuvres. Le peuple représente le mieux les forces spontanées de l’humanité, dit l’auteur de l’Origine du langage[3]. La raison populaire est la raison spontanée[4] Renan a cru voir des hommes du peuple plongés dans une véritable extase par les évolutions de quelques cygnes sur un bassin, et il commente ce spectacle en ces termes : « Il est impossible de calculer à quelle profondeur ces deux vies simples se pénètrent[5]. » Enfin, à son avis, l’homme simple, abandonné à sa propre pensée, se fait souvent un système des choses bien plus complet et plus étendu que l’homme qui n’a reçu qu’une instruction factice et conventionnelle.

  1. Voir sur ce sujet le IIIe volume de notre « Philosophie de l’Impérialisme » qui n’a été jusqu’ici publié qu’en allemand. — Der Demokratische Imperialismus (Berlin, Bardsorf, 1906).
  2. Avenir de la science, p. 320.
  3. Page 95.
  4. Origine du langage, p. 99.
  5. Avenir de la science, p. 493.