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nobles, les Sémites et les Aryens, naïfs et gracieux enfans[1], dont l’organisation neuve et vive, la conscience obscure et puissante[2] laissaient libre jeu à toute l’énergie native du ressort vital. » A cet horizon où le ciel et la terre se confondent, poursuit-il, « l’homme était Dieu et le Dieu était homme ; » une collaboration incessante associait l’homme à la Nature pour l’œuvre de la création. La sensibilité, la sympathie pour la nature, — Naturgefuehl, comme dit Fr. Schlegel, — étaient alors d’autant plus délicates que les facultés rationnelles étaient moins développées. Le sauvage possède une perspicacité, une curiosité qui nous étonnent : suivant Renan, il faudrait supposer aussi dans les premiers hommes un tact d’une délicatesse infinie[3] et capable de saisir toutes les qualités sensibles. De là une sorte de concert entre l’effort créateur de la nature et celui de l’humanité. De là ces brusques passages, ces créations spontanées au lendemain des cataclysmes géologiques : travaux merveilleux dont la trace n’est plus retrouvable par nos lents et pénibles procédés d’analyse ; tantôt l’homme, tantôt la Nature renouait le fil brisé des analogies. Ages sacrés, soupire le jeune enthousiaste ; âges primitifs de l’humanité, qui donc pourra vous comprendre !

À cette époque, la génération spontanée était encore admise sans discussion, et elle est considérée par Renan comme « le faible reste d’une faculté créatrice désormais sans objet[4]. » Lorsque, nous dit l’Origine du langage, — essai qui fut rédigé par son auteur avant 1848, — lorsque l’homme apparut sur un sol encore créateur « sans être allaité par une femme ni caressé par une mère, sans les leçons d’un père, sans aïeux, sans patrie, songe-t-on aux faits étranges qui durent se passer dans son intelligence à la vue de cette nature féconde dont il commençait à se séparer[5] ? » L’homme se prit alors à créer à son tour au moins dans le domaine du langage, et, rivalisant de fécondité avec la Nature, créa « tant qu’il y eut un vide dans le plan des choses. » Ensuite, les facultés créatrices privées d’aliment s’atrophièrent dans la Nature aussi bien que dans l’homme. Elles se conservent encore aux derniers degrés du règne

  1. Page 165.
  2. Page 167.
  3. Page 168.
  4. Avenir de la science, p. 170.
  5. Origine du langage, p. 244.