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lui-même que dans une certaine mesure, ou, si l’on aime mieux, d’une certaine façon.

Le maigre Charles-Louis, avec sa longue figure maussade et son regard soupçonneux, n’était pas fait pour inspirer la passion. Il était né gendarme, et ce n’est pas une humeur rassurante. Il guettait l’arrivée des employés à sa « chancellerie » et notait ceux qui étaient en retard. Il veillait à ce que chaque bouteille sortant de sa cave fût enregistrée, et à ce qu’il lui restât bien son compte. Il se tenait au courant des moindres faits et gestes de « madame la raugrave » et la rabrouait fréquemment. On se ferait une idée très fausse de leurs relations si l’on s’en fiait aux lettres imprimées où il entretient familièrement son « ange » et son « trésor » de leurs affaires de ménage, des gens qu’il a vus, de la santé des enfans et des petits cadeaux qu’il envoie à leur mère : des bonbons, un remède contre le mal de dents, deux melons, avec recommandation de ne pas en manger trop à la fois, une vieille fourrure dont il ne veut plus, mais qui pourrait peut-être « servir aux enfans. » Il faut mettre en regard de cette correspondance très bourgeoise, mais très affectueuse, les lettres pathétiques où Louise, en réponse à d’autres que nous n’avons pas, et qui n’existent sans doute plus, se déclare la plus malheureuse créature de la terre et demande pardon « à genoux » d’avoir eu envie d’une distraction innocente, ou de n’avoir pas su empêcher sa famille de venir la voir, ou de tel autre crime aussi grave.

Liselotte entendait les échos de ces cris de désespoir. Son père lui prêchait par son exemple la faillite du mariage, régulier ou irrégulier, d’arrangement ou d’amour, et elle ne demandait qu’à profiter de la leçon : « J’aurais été bien contente, écrivait-elle dans sa vieillesse, si on m’avait permis de ne pas me marier, et de mener une bonne vie de célibataire. » Elle aimait à répéter qu’on l’avait mariée contre son gré : « Si j’avais été mon maître, j’aurais fait comme vous, chère Louise, et ne me serais pas mariée. » Mais elle n’était pas son maître : « Papa me portait sur les épaules, tremblait que je ne devinsse vieille fille, et s’est débarrassé de moi le plus vite qu’il a pu. » Elle avait aussi contre elle sa tante Sophie, qui la souhaitait loin de Heidelberg et de ses complications, et, pour comble de malheur, elle n’avait aucun moyen de savoir si la Providence était pour ou contre elle dans cette grande affaire : « Il en est du mariage,