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antique carrosse « d’une figure qu’on ne saurait imaginer sans l’avoir vue[1], » et dans lequel il n’y avait plus de quoi s’asseoir. « Il était attelé de deux chevaux rétifs, » qui « ne voulurent jamais avancer, » de sorte que la princesse fit la route à pied dans la boue. On s’arrêta pour le dîner « dans une maison sans fenêtres, » et l’on rencontra enfin Charles-Louis et sa femme. Ce fut la fin de l’amusement. À la première occasion, Charlotte prit sa belle-sœur à part pour se plaindre d’avoir été mariée malgré elle à « un vieil jaloux. » Charles-Louis attendait son tour pour se plaindre « de l’humeur de Madame sa femme, » et cela ne les empêchait ni l’un ni l’autre d’être gênans à force de s’embrasser en public : « Malgré les défauts qu’il lui trouva, écrit la princesse Sophie, je vis bien qu’il en était idolâtre, et j’étais souvent honteuse de voir qu’il la baisait devant tout le monde. C’était des embrassades continuelles : je l’ai vue souvent à genoux devant lui et lui devant elle. » Soudain éclatait une scène furieuse, déchaînée le plus souvent par la jalousie de Charles-Louis, et la journée finissait sans qu’aucun des adversaires eût déposé les armes. Puis on se raccommodait. Puis on recommençait.

Un fils, le prince Charles, vint au monde (le 31 mars 1651) parmi ces tempêtes. C’était un enfant doux et maladif. Il fut très malheureux entre ces deux enragés, et en resta déprimé toute sa vie. La princesse qui devait être Madame naquit l’année suivante, le 27 mai 1652. Elisabeth-Charlotte, — Liselotte par abréviation, — était d’une autre trempe que son frère. Turbulente et réjouie, elle faisait le désespoir de sa gouvernante par son indiscipline, et il lui était impossible d’avoir du chagrin longtemps ; elle fondait en larmes, et l’instant d’après éclatait de rire. Avec les parens que le sort lui avait donnés, c’était une heureuse humeur. Les orages glissèrent sur elle sans l’atteindre, et Heidelberg lui laissa plus tard, lorsqu’il fallut le quitter pour la France, le souvenir d’un Paradis terrestre où elle avait eu sa bonne part de ces bonheurs d’enfant qui sont si vifs et qui restent si chers : « Mon Dieu, écrivait-elle de Saint-Cloud en 1717[2], que de fois j’ai mangé des cerises dans la montagne, à cinq heures du matin et avec un gros chiffon de pain ! J’étais alors plus gaie qu’aujourd’hui. »

  1. Les Mémoires de l’électrice Sophie sont écrits en français.
  2. Lettre du 12 septembre, à la raugrave Louise, demi-sœur de Madame.