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I

Elisabeth-Charlotte, « comtesse palatine du Rhin, duchesse de Bavière[1] » et, plus tard, duchesse d’Orléans, était fille et petite-fille de deux électeurs palatins. Son grand-père, Frédéric V, était ce prince malencontreux, roi éphémère de Bohême, qui détermina l’explosion de la guerre de Trente Ans par sa politique d’étourneau, et mourut en exil (1632), pauvre et délaissé. Son père, Charles-Louis, avait recouvré le Bas-Palatinat à la paix de Westphalie et avait trouvé Heidelberg, sa capitale, à demi ruiné. Les campagnes étaient retombées en friche, la plupart des villages avaient disparu et la population était presque anéantie ; on comptait sur les doigts les paysans échappés aux massacres, aux pestes et aux famines effroyables qui les avaient réduits à manger les charognes d’animaux, faute de charognes, les pendus des nombreux gibets, faute de pendus, les cadavres déterrés dans les cimetières, et enfin, lorsque tout manquait, l’enfant expiré dans leurs bras ou le voisin assommé par surprise. Le cannibalisme était entré dans les mœurs avec une facilité déconcertante. L’historien allemand Ludwig Hausser[2], auquel nous empruntons ces détails, parle avec horreur du monstrueux sang-froid, et du tour de main, avec lesquels on mettait les gens de sa famille en sauce et ses propres enfans dans le saloir. Il y eut dans le Palatinat, vers 1638, des rôtisseries exclusivement alimentées de chair humaine, et de chair fraîche.

Dans les campagnes, les rares survivans de ces temps d’épouvante étaient revenus à la sauvagerie ; ils habitaient des huttes, et étaient dangereux pour le passant. Quand Charles-Louis, au mois d’octobre 1649, revit ce coin de terre qui avait été le jardin de l’Allemagne, quelques villes avaient seules conservé des débris de l’ancienne civilisation. Telles étaient, il y a moins de trois cents ans, les conséquences d’une guerre prolongée entre nations chrétiennes, et le Palatinat n’était pas la seule terre germanique qui en fût là ; l’Allemagne entière avait tant souffert qu’elle achève seulement de s’en remettre. De la fin de, la guerre de Trente ans date pour elle ce recommencement

  1. Ce sont les titres que lui donne son contrat de mariage. Archives nationales, R. 542, no 9.
  2. Geschichte der Rheinischen Pfalz.