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« Ce qui doit être le plus étonnant pour nous, c’est que dans aucun livre des anciens brahmanes, non plus que ceux des Chinois, on ne trouve nulle part de l’histoire sacrée judaïque qui est notre histoire sacrée… Comment donc toutes les nations ont-elles perdu les titres de la grande famille ? Comment personne n’avait-il transmis à la postérité une seule action, un seul nom de ses ancêtres ? L’Inde entière, la Chine, le Japon, la Tartarie ne se doutent pas encore qu’il a existé un Caïn, un Mathusalem qui vécut près de mille ans… Mais ces questions qui appartiennent à la philosophie sont étrangères à l’histoire. » On a reconnu l’accent de Voltaire, mais ce n’est plus à l’Essai sur les mœurs, c’est aux Fragmens sur l’Inde, 1773, que M. P. Martino emprunte ces lignes : Si nous les citons après lui, c’est qu’elles sont tout à fait significatives de la perspicacité avec laquelle Voltaire a vu le parti que la polémique antichrétienne allait pouvoir tirer de la connaissance des « livres des anciens brahmanes. » Car je ne nie pas qu’il y ait vu, comme le croit M. P. Martino, les moyens d’en faire sortir, « par une démonstration quasi mathématique, la nécessité de la tolérance. » Mais on aurait tort, ou même on serait naïf de croire que, dans la religion, Voltaire n’ait combattu que l’intolérance, et c’est bien la « religion » même, en tant que « religion, » ou que « révélation, » c’est-à-dire en tant que s’attribuant une origine divine. Et ce qu’il a parfaitement vu, c’est que s’il y a quelque moyen de « rabattre, » pour ainsi parler, sur le plan des histoires humaines, les religions qui se disent divines, les religions de l’Inde allaient justement le lui procurer.

Mais, puisque M. Pierre Martino n’a pas insisté sur ce point, et qu’au surplus il n’avait pas à le faire dans un livre qui s’arrête en 1780, nous n’insisterons pas, nous non plus, et nous nous bornerons à constater, que, dès l’origine, entre 1760 et 1780, 1e premier effet d’une connaissance plus exacte, plus approfondie, et vraiment déjà nouvelle de l’Inde, a été d’éveiller, pour tout ce qui regardait l’ « histoire » ou la « science des religions, » un intérêt lui-même tout nouveau. Le contact de l’Orient musulman, — c’est un fait, — n’avait littérairement enrichi qu’un genre de littérature dont je dirais volontiers qu’il est une honte nationale. La connaissance de la Chine avait surtout transformé la mentalité de ceux de nos « économistes » et de nos « philosophes » qu’on nommerait aujourd’hui du nom de « sociologues. » Ce sont de vraies leçons de sociologie qu’on avait demandées à la Chine et qu’on avait reçues d’elle. Rien n’est plus caractéristique à cet égard, ni plus instructif que l’Essai sur le Despotisme de Quesnay. La connaissance de l’Inde allait renouveler, et ne peut-on pas, ne doit-on même pas