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même arriver que cela lui suffise. Alors, ayant annoncé le drame, elle le dédaigne ou l’oublie, et voilà pourquoi, peut-être, les grands musiciens d’Allemagne, un Beethoven, un Mendelssohn, écrivirent parfois les ouvertures, — Coriolan, par exemple, ou Ruy Blas, — d’opéras que depuis ils n’ont pas composés.

Musique de théâtre d’abord, la musique de l’opéra français, — nous ne saurions trop insister sur cette différence ou sur ce changement, — est aussi musique de drame et non plus du tout de tragédie. On sait quelles furent autrefois les craintes de Saint-Evremond, et ses plaintes : « Ce qui me fâche le plus, écrivait-il, de l’entêtement où l’on est pour l’opéra, c’est qu’il va ruiner la tragédie, qui est la plus belle chose que nous ayons, la plus propre à élever l’âme et la plus capable déformer l’esprit. » Et cela, en effet, s’est bien vu. Cette tragédie pourtant, la nôtre, notre opéra, loin de la ruiner, aurait pu la reprendre et la continuer. Il n’avait qu’à la transposer de l’ordre de la poésie dans l’ordre, aussi pur, aussi intérieur, aussi profond, de la musique. La plus grande gloire de Gluck est peut-être de n’avoir pas fait autre chose. Mais soixante ans après lui, les maîtres du grand opéra français liront à peu près le contraire. Aussi bien, sur la scène littéraire alors, — et c’était l’un des signes du romantisme naissant, — le drame commençait à remplacer la tragédie, et les musiciens de théâtre ne pouvaient que recevoir et non choisir la matière que leur imposait le goût du temps.

Le grand opéra s’éloigne d’abord de la tragédie par la nature des sujets. Il ne les emprunte plus à l’antiquité. Nous délivrer des Grecs et des Romains est le premier effet de sa propre émancipation. Le moyen âge, la Renaissance, voilà ses époques préférées, et par là se trahit encore l’influence ou le contre-coup de l’évolution romantique sur le genre que nous étudions.

Dramatique plutôt que tragique, l’opéra donne une place, un rôle à la foule ; il la fait vivre, agir ; il la met non seulement en présence des personnages ou des individus, mais en opposition avec eux. Vrais conducteurs des peuples et maîtres de la multitude, le Rossini de Guillaume Tell, lu Meyerbeer des Huguenots, du Prophète et de l’Africaine, sauront tirer de cette union ou de ce conflit des effets inconnus avant eux et tout-puissans.

L’un des points principaux, — le plus apparent peut-être, étant le plus extérieur, — où l’opéra français du second tiers du XIXe siècle diffère et dégénère de la tragédie, même de la