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symbole, il suffirait qu’un décorateur, — qui serait un poète, — y déployât tour à tour les splendeurs du jour et celles de la nuit.

Mais qu’y a-t-il de commun entre nos brillans opéras français et ce chef-d’œuvre sombre et morne, le Fidelio de Beethoven, dont un cachot fait le principal décor, où passe, pour tout cortège, une troupe de prisonniers ? Par la mise en scène et le spectacle, ce n’est pas non plus un grand opéra que le Freischütz et la symphonie de la « Fonte des balles » exprimerait aussi bien seule, sans une demi-douzaine de têtes de morts et quelques flammes de Bengale, toute l’horreur fantastique de la Gorge du Loup.

Enfin il semble que de notre temps, Wagner lui-même, en rêvant de merveilleux tableaux pour illustrer sa musique et la projeter en quelque sorte dans l’ordre ou le monde visible, se soit quelque peu mépris sur le génie de sa race et sur son propre génie. Wagner décorateur a quelquefois trahi Wagner poète et musicien. Aussi bien son idéal, même pittoresque, ne ressemblait guère à celui de Scribe et de Meyerbeer ; il avait avec son idéal poétique et sonore des affinités plus profondes, et, malgré la communauté du caractère équestre, nul ne confondra jamais la chevauchée des Valkyries avec une de nos cavalcades d’opéra. Mais surtout l’auteur de Tannhäuser et de Lohengrin est celui de Tristan et Iseult, et l’une des raisons qui font de Tristan le plus wagnérien peut-être de tous ses ouvrages, celui qui s’éloigne plus que tous les autres du grand opéra français, c’est que le matériel scénique et le spectacle s’y réduit au minimum, on pourrait dire au néant.

Pour aimer Tristan, ou seulement pour le supporter, il faut nous résigner, pendant une soirée entière, à ne pas jouir de nos yeux. Or il n’est pas un sacrifice que nous soyons, — c’est nous, Français, que je veux dire, — dans un théâtre de musique, moins capables d’accomplir. Nos compositeurs de grand opéra se gardèrent prudemment de nous l’imposer. Ils nous connaissaient bien et sans doute ils étaient de cet avis, autrefois exprimé par un éminent critique d’art[1] : « Mettez d’un côté la musique du plus bel opéra et de l’autre les brillans costumes, les danses, les changemens à vue et les merveilles de M. Cicéri, puis demandez aux habitués du théâtre ce qu’ils préfèrent. Leur réponse vous apprendra quelle est, même à l’Opéra, la part de la musique. »

  1. Vitet.