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France a aujourd’hui, ont accusé Auguste d’avoir habilement, perfidement combiné ses mesures pour briser la nationalité gauloise. Mais pour qu’il pût la briser, il eût fallu qu’elle existât ! Où l’aurait-on rencontrée ? Des tribus indépendantes, différentes de mœurs, de langue et de lois, jalouses, souvent ennemies les unes des autres, à tel point qu’un an se passe rarement sans que chacune d’elles attaque les autres ou en soit attaquée[1] : quelquefois des confédérations plus vastes, mais instables et flottantes (Arvernes contre Éduens, Rèmes contre Suessions), jamais d’union complète, sauf peut-être au dernier moment, trop tard et avec bien de la peine ; des assemblées générales, mais plus religieuses que politiques et impuissantes à créer une vraie fraternité ; dans chaque tribu, dans chaque canton, dans chaque maison presque, des factions hostiles ; c’est dans cet état de morcellement, d’émiettement à l’infini que les Césars ont trouvé la Gaule. Bien loin de l’y entretenir, ils se sont appliqués à concentrer ses forces éparses. Cette unité que les Gaulois indépendans entrevoyaient à peine, c’est dans le cadre et pour ainsi dire à l’abri de l’Empire romain qu’elle s’est formée. Unité de langue : les différens dialectes celtiques ne sont point proscrits dans la vie privée ; mais en public, dans les curies ou les tribunaux, dans les temples et dans les écoles, on ne parle que latin. Unité de législation : si les petits différends restent soumis à des magistrats locaux, les plus importans sont portés devant les gouverneurs et tranchés suivant l’immuable loi romaine. Unité militaire : les soldats recrutés dans toutes les provinces sont employés presque toujours à défendre contre les Barbares de Germanie l’intégrité du pays gaulois. Unité administrative ou politique enfin : le conseil fédéral de Lyon, superposé aux provinces comme aux cités, est un vrai parlement des Gaules ; les délégués de soixante-quatre peuples viennent prier au même autel, vénérer en commun la même divinité de Rome et d’Auguste, délibérer sur les mêmes questions d’intérêt général, juger ensemble la conduite de leurs gouverneurs, associer leurs plaintes ou leurs demandes. Bref, la Gaule romaine a tout ce qui constitue un État homogène : il ne lui manque que de posséder des souverains à elle. Encore en possède-t-elle quelquefois. Au Ier siècle, des princes de la maison impériale, Drusus, son fils Germanicus,

  1. César, De bello gallico, VI, 15 : « Fere quotannis accidere solebat uti aut ipsi iniurias inferrent aut inlatas propuisarent. »