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mais une force consciente et maîtresse d’elle-même : n’est-ce pas là déjà, dans les récits et les discours des Décades, la « raison oratoire » que Taine présentera comme la faculté maîtresse de notre art classique ? — Pline le Jeune, enfin, aurait-il été déplacé dans les cercles polis de notre XVIIe siècle ? Son respect des bien séances, son humeur sociable et accueillante, sa bonne grâce envers ses égaux, sa douceur pour ses inférieurs, sa modération dans les désirs, sa gaîté de bon ton, son goût, très vif sinon très éclairé, des plaisirs de l’esprit, sa finesse ingénieuse, un peu superficielle à l’ordinaire, non incapable pourtant de sérieuses réflexions, tout, jusqu’à sa vanité et à sa coquetterie, ne contribue-t-il pas à faire de lui une image anticipée, point sublime, mais agréable et sympathique en somme, de l’esprit mondain français ? — Ce qui prouve, au surplus, que tous ces écrivains sont bien, à des titres divers, nos compatriotes, c’est qu’ils ont toujours été très aimés chez nous. Pline, bien plus que Cicéron, a été le modèle favori de nos épistoliers. Dès que le goût français a commencé à prendre conscience de lui-même, à classer et trier ses lectures après la débauche d’érudition de la Renaissance, il s’est empressé de mettre Catulle bien au-dessus de Martial et Virgile bien au-dessus de Lucrèce[1]. Virgile notamment a été l’objet d’un culte ininterrompu, depuis Ronsard jusqu’à Sainte-Beuve, en passant par Montaigne, Racine, Fénelon, Voltaire, Chateaubriand et Hugo. Et Tite-Live, s’il est aujourd’hui sacrifié à Tacite, a eu longtemps une profonde influence : car Tite-Live, à lui seul, remplit les trois quarts du Contiones ; et le Contiones avec ses nobles maximes et ses belles tirades, toutes pleines de l’amour de la « patrie » et de la « liberté, » c’est la tragédie classique de Corneille et de Voltaire, c’est la philosophie politique de Rousseau, c’est l’éloquence révolutionnaire, qui en sont issues en grande partie.

Malgré toutes ces raisons, dont je ne crois pas avoir

  1. C’est ce qui apparaît nettement dans le chapitre de Montaigne sur les Livres (II, X) : « Il m’a toujours semblé qu’en la poésie, Virgile, Lucrèce, Catulle et Horace tiennent de bien loin le premier rang ; et signamment Virgile en ses Géorgiques, que j’estime le plus accompli ouvrage de la poésie… Ceux des temps voisins à Virgile se plaignaient de quoi aucuns lui comparaient Lucrèce ; je suis d’opinion que c’est, à la vérité, une comparaison inégale… Il n’y a bon juge qui n’admire plus sans comparaison l’égale polissure et cette perpétuelle douceur et beauté fleurissante des épigrammes de Catulle que tous les aiguillons de quoi Martial aiguise la queue des siens. »