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Mais il y a plus : au point de vue qui nous occupe, peu importerait que le peuple de la Gaule eût parlé une langue un peu différente de celle des autres populations ; le contre coup ne s’en serait presque pas fait sentir dans la littérature. Celle-ci n’a jamais dépendu du parler populaire ; elle a toujours eu son dialecte à part, ce qu’on est convenu d’appeler le « latin classique, » et qui est en réalité une création artistique, pour ne pas dire artificielle. Il en était déjà ainsi à Rome même, et à l’époque de sa plus brillante floraison : ni le vocabulaire, ni la prononciation, ni la syntaxe de Cicéron ou de César, de Virgile ou de Tite-Live ne correspondent à ce qu’on parlait autour d’eux. Pendant la période impériale, et dans les provinces, ce divorce entre l’idiome des lettrés et celui de la foule s’accuse encore. Sans doute quelques écrivains se laissent contaminer par les façons de parler populaires ; mais ils sont assez rares : l’enseignement de l’école et l’imitation des modèles classiques préservent la plupart des auteurs des locutions plébéiennes. En Gaule tout au moins, l’invasion des vulgarismes dans la langue des livres se réduit à fort peu de chose : les écrivains gallo-romains, très conservateurs de doctrine et très réguliers d’esprit, gardent avec un soin puriste les habitudes grammaticales de la bonne époque.

Ainsi donc un latin vulgaire à peu près identique à celui de tous les pays de l’Empire, un latin littéraire fidèlement calqué sur celui des grands auteurs, voilà en somme ce qu’on trouve dans la Gaule romaine : elle n’a rien créé et ne s’est distinguée en rien au point de vue de la langue. Cette constatation s’impose : mais on n’en peut rien préjuger pour ce qui est de l’originalité littéraire proprement dite. Deux littératures peuvent fort bien se servir du même idiome et avoir néanmoins des physionomies nettement distinctes. Du temps où le français était la langue de tous les Européens cultivés, les écrivains allemands, russes ou anglais qui en faisaient usage n’étaient pas pour cela des écrivains français. Aujourd’hui encore, on ne saurait confondre la littérature allemande de Vienne avec celle de Berlin, ni la littérature anglaise de New-York avec celle de Londres. La question reste donc entière, et il y aurait, ce me semble, un égal sophisme à affirmer a priori que le peuple gallo-romain a dû parler un latin particulier, ou à prétendre qu’ayant eu la même langue que ses voisins, il n’a pas pu avoir une littérature à lui.