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brillans, encore qu’un peu superficiel : je veux parler de Jean-Jacques Ampère.

En 1836, chargé d’enseigner au Collège de France l’histoire de la littérature française, il eut le mérite de s’apercevoir que cette histoire commençait bien avant celle de la langue française, et qu’on ne pouvait la couper de ses racines romaines. Il présenta donc d’abord un « tableau de l’état intellectuel et littéraire de la France avant le XIIe siècle, » et voici en quels termes il justifiait son dessein : « Ce que nous cherchons dans la littérature, c’est ce qu’y cherchent tous ceux qui en font une étude sérieuse ; nous prétendons tracer l’histoire du développement intellectuel et moral de notre nation. Que ce développement se traduise dans une langue ou dans une autre, il est impossible d’en passer sous silence une portion considérable. Quand on écrit l’histoire des individus, on ne les prend pas tout formés, tout développés ; on raconte les années de leur enfance, de leur jeunesse, et souvent ce récit n’est pas la partie la moins intéressante de leur biographie. Ce n’est pas ma faute, après tout, si César a conquis les Gaules ; si le christianisme les a trouvées latines ; si les Barbares ont été forcés de dépouiller leur propre idiome pour balbutier d’une voix rude la langue des vaincus ; si l’unique culture du pays que nous habitons, jusqu’au XIIe siècle, a été latine, si le moyen âge, même après l’introduction de la littérature vulgaire, a continué l’usage du latin ; si, à la Renaissance, l’Europe a été latine encore une fois : si, pour ce qui nous concerne particulièrement, en France, le XVIIe siècle, averti par son instinct profond du génie de notre langue et de notre littérature, s’est refait presque complètement latin ; si enfin, à l’heure qu’il est, cette langue et cette littérature ont encore leurs racines les plus profondes, les plus intimes et les plus vraies, si je puis parler ainsi, dans le sol latin… Il y a donc une utilité toute particulière, une nécessité incontestable à s’enfoncer dans cette époque préliminaire d’élaboration, de préparation, où les divers élémens qui vivront plus tard, qui s’organiseront, fermentent et se confondent, s’amalgament de mille manières. Il est indispensable pour nous de plonger dans ces ténèbres créatrices, dans cette nuit vivante d’où sortira la lumière, dans ce chaos fécond qui enfantera un monde[1]. »

  1. J.-J. Ampère, Histoire littéraire de la France avant le XIIe siècle, préface, p. X.