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près, plus intimement, qui est nôtre, si je puis dire. Nous avons jusqu’ici considéré la littérature gallo-latine comme une fin : elle est un commencement aussi. « La nature ne fait les naissances qu’à l’aide des morts : » cette belle parole de Lucrèce[1] domine le monde des idées comme celui des êtres physiques, et c’est dans la décomposition de la littérature romaine qu’apparaissent quelques traits de ce que sera plus tard, sur ce même sol, le caractère et l’esprit français, traits incertains, ébauchés, reconnaissables pourtant, et dignes d’être observés non seulement avec une curiosité d’historien, mais avec un intérêt plus vif, avec une sorte de respect ou de piété filiale.

Cette manière de voir, on le sait, n’est pas admise par tout le monde. « Il serait téméraire, lit-on dans un de nos meilleurs manuels de littérature française[2], de rechercher dans l’éloquence et dans la poésie gallo-romaines une première ébauche du goût français. Car il s’en faut que, dans la latinité de l’époque impériale, les écrivains Gaulois fassent un groupe aussi tranché, aussi caractérisé que les Espagnols et surtout les Africains. » Voilà qui est bien vite dit, et l’on retournerait volontiers l’argument. Car enfin, le propre de nos écrivains ne sera-t-il pas d’avoir une physionomie moins « tranchée » ou moins « caractérisée » que leurs voisins, plus moyenne, et plus aisément reconnaissable par tous ? La Pléiade prendra à l’Italie sa galanterie délicate et maniérée ; Corneille empruntera aux Espagnols leur héroïsme chevaleresque ; les romantiques iront chercher en Angleterre et en Allemagne l’âpre, tragique shakspearien ou la mélancolie brumeuse : mais tous atténueront ce qu’ils imitent, le dépouilleront de ce qu’il peut avoir d’excessif et d’exceptionnel, le ramèneront à des proportions plus modestes, plus naturelles, plus humaines. Si donc les Gaulois de la littérature latine ont un talent plus régulier et un aspect plus effacé que leurs contemporains d’Espagne ou d’Afrique, je veux bien que cela les rende moins intéressans à étudier, mais non pas moins semblables à leurs successeurs français, tout au contraire.

Ce n’est pas d’ailleurs la seule analogie qu’on puisse relever.

  1. Lucrèce, De rerum natura, I, 263 :
    Quando alid ex alio reficit natura, nec ullam
    Rem gigni patitur, nisi morte adiuta aliena.
  2. G. Lanson, Histoire de la Littérature française, p. 7.