Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 35.djvu/561

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

distincts que la Numidie ou la Gaule Cisalpine. Elles apparaissent en effet, pour peu qu’on sache les voir. Ainsi les auteurs originaires de l’ancienne Etrurie, Perse, Properce, Tacite peut-être, ont tous quelque chose d’obscur et de tourmenté, tandis que ceux de l’Italie méridionale, terre à moitié grecque, Horace, Ovide ou Stace, ont plus d’agrément et d’aisance, plus de légèreté de touche. De même l’éloquence copieuse, claire et régulière des Cisalpins Tite-Live et Pline ne se confond ni avec l’emphase grandiloquente des Espagnols Sénèque et Lucain, ni avec la subtilité bizarre et raffinée des Africains Apulée et Tertullien. Les anciens s’en étaient déjà aperçus : Sidoine Apollinaire dit que les habitans de l’Afrique ont l’imagination aussi ardente que leur climat[1], et saint Jérôme oppose à la gravité romaine l’abondance et l’éclat du style gaulois[2]. Encore une fois, je ne nie pas la parenté réelle des œuvres latines ; mais il ne faut pas juger des choses antiques avec nos tendances centralisatrices. Dans l’ordre politique, la direction venue de Rome, très une et très forte, n’exclut pas une vie provinciale active, intense, relativement autonome. Il en est de même ici. L’éducation, l’usage de la langue, l’enseignement de la rhétorique, la lecture des grandes œuvres poétiques ou oratoires, les majestueux souvenirs du passé romain, les habitudes morales et sociales, les opinions philosophiques, tout cela constitue une culture identique en tous pays, qui se superpose au caractère régional, mais qui ne l’efface pas. Les idées et les sentimens dont l’ensemble forme la civilisation gréco-latine sont autant de thèmes communs que chaque peuple redit avec un accent et un timbre spécial. Ces deux élémens, l’un romain et l’autre local, l’un principe d’unité et l’autre de variété, ne doivent être négligés ni l’un ni l’autre. Ne voir que le premier conduirait, je le crains, à une généralisation abstraite et arbitraire : le souvenir des diversités provinciales nous invite au contraire à replacer les hommes et les œuvres dans leur milieu véritable, à ressaisir, par-dessous les formules, la réalité vivante et concrète.

En ce qui concerne la Gaule, cela est d’autant plus important qu’il s’agit cette fois d’un passé qui nous touche de plus

  1. Sidoine Apollinaire, Epist., VIII, 11 : « Urbium cives africanarum, quibus ut est regio sic mens ardentior. »
  2. Hieron., Epist., XCV : « Ut ubertatem gallici nitoremque sermonis gravitas iomana condiret. »